L’horreur de la beauté
Chronique de la saga TOMIÉ
Date : 1987 – 2000
Auteur : Junji Ito
Genre : Horreur
Publication VF : 2021
Éditeur : Mangetsu
Aujourd’hui nous débutons une série d’articles consacrés au travail de Junji Ito, mangaka spécialisé dans les courts récits d’horreur. Pour commencer, nous nous pencherons sur le volume TOMIÉ. Mais avant, une petite présentation.
INTRODUCTION
Junji Ito est un mangaka que j’ai découvert en 2017. Mais qui faisait déjà du manga dans les années 90 en publiant dans les magazines japonais. Il y a eu une première vague de publications de son travail en France chez Tonkam (Delcourt) aux alentours de 2004 (avec quelques rééditions en 2012). À ma connaissance dans l’indifférence globale. Il y avait des fans mais c’était davantage un public de niche. Comme les modes changent, Junji Ito est revenu à la mode il y a quelques années, en 2021, avec de nouvelles éditions de son travail dans un format luxueux (format 15×21, couverture cartonnées, papier de qualité) chez Mangetsu, une branche de la maison d’édition Bragelonne. Et parmi les premiers volumes réédités, il y avait TOMIÉ qui nous intéresse aujourd’hui.

Tomié : plus qu’une saga, la véritable genèse du travail de l’auteur
Cette réédition était une bonne nouvelle pour les fans de l’auteur qui ne trouvaient plus les volumes édités chez Tonkam qui s’arrachaient à prix d’or sur le marché de l’occasion. Ça s’est également accompagné d’une plus grande popularité de l’auteur avec des expositions de son travail à Paris, des youtubeurs qui en parlaient, etc. Une bonne chose pour son auteur évidemment, mais quand quelque chose de « niche » devient mainstream, on peut craindre une overdose et des critiques dithyrambiques exagérées (ce qu’a vécu le comics de super-héros avec sa popularisation via le cinéma.)
Ce n’est pas notre genre ici de suivre les modes, ni de renier quelque chose exprès pour aller contre. Le travail de Junji Ito, c’est très cool et bourré d’idées d’horreur intéressantes, mais ça ne côtoie pas non plus les grands chefs-d’œuvre de la BD. Et en soi, ce n’est pas grave. Je ne pense pas que son auteur lui-même s’attendait à un tel succès. Mais disons qu’il y a quelques abus de la part de ceux qui promeuvent les œuvres de l’auteur, ainsi que des choix discutables de l’éditeur.
LA COLLECTION MANGETSU
Je parlais des nouvelles publications de ses œuvres, et à ce titre il convient de mettre l’accent sur quelques étrangetés. Tout d’abord, le précédent éditeur Delcourt a curieusement publié en 2022 dans le même format la saga GYO ainsi qu’un recueil appelé HISTOIRES COURTES calqué sur l’édition anglaise de Vizmedia VENUS IN THE BLIND SPOT. Le format est le même, les 2 collections se mélangent très bien, mais est-ce que ça signifie que 2 éditeurs se partagent les droits d’édition de Junji Ito ?

La nouvelle collection luxueuse de Mangetsu
Mangetsu a également fait des choix de publication discutables en calquant les sommaires de ses tomes sur ceux de l’éditeur Vizmedia…mais seulement quand ça l’arrange. Il y a d’abord eu 2 volumes intitulés « Les chefs-d’œuvre de Junji Ito » compilant parmi ses meilleures histoires courtes. Si le sommaire du premier volume correspond au tome SHIVER de Vizmedia, le tome 2 ne correspond à…rien, c’est de l’inédit français. Mais ça n’a pas empêché Mangetsu de continuer à se baser sur Vizmedia pour les tomes suivants. M’enfin, soit on s’y tient à 100% soit on fait son propre sommaire ! Mais en jonglant entre les 2, eh bien voilà que les 2/3 des histoires des « chefs-d’œuvre volume 2 » se retrouvent rééditées dans d’autres volumes, obligeant à racheter des histoires qu’on a déjà.
On pourrait alors se dire qu’il suffit de laisser de côté ce « chefs-d’œuvre volume 2 » exclusif à la VF, mais non, car Vizmedia n’a pas (encore) réédité certaines histoires recueillies dans ce tome ! Chouette alors, la VF est plus complète que l’édition anglaise…à condition de racheter 12 histoires. C’est quand même dommage pour une collection toute fraiche et tout belle d’être déjà bourrée de doublons comme ça. Il ne reste qu’à espérer qu’une prochaine publication achèvera de faire de ce « volume 2 » un doublon totalement dispensable (VIZMEDIA va bientôt sortir le volume MOAN qui semble éditer les 3 dernières histoires inédites de ce fichu volume VF). Il n’empêche qu’éditer en premier un tome qu’on prévoit de rendre caduque plus tard en le rééditant dans une « intégrale », c’est franchement discutable. Bref, pour l’instant, intéressons-nous à TOMIÉ.

Tomié : l’horreur de la beauté
TOMIÉ
TOMIÉ, c’est le début de la carrière de Junji Ito qui a publié le premier chapitre en 1987 après avoir remporté une mention honorable au concours Umezu (du nom du mangaka Kazuo Umezu, célèbre maître de l’horreur japonais qui a inspiré Junji Ito). Le volume TOMIÉ compile donc des histoires assez anciennes de son auteur, mais s’étalant jusqu’à l’an 2000. On y retrouve à la fois les débuts un peu balbutiants d’un auteur jeune et une évolution vers le meilleur au fil des chapitres dans cette saga au long cours qu’il a alimenté en histoires pendant plus de 13 ans pour un total de 750 pages. Il y a même eu des adaptations (pour la plupart assez nazes) au cinéma.
La structure de cette saga est particulière. Comme mentionné, ce n’est pas une longue série à suivre, mais de courtes histoires, qui parfois se suivent (au début surtout) et peuvent faire revenir quelques personnages, mais qui globalement n’ont pas de fil rouge mis à part la présence de Tomié. Tomié, c’est une jeune femme à la beauté surnaturelle, aux longs cheveux soyeux et au grain de beauté sous l’œil gauche. Et c’est à la fois le personnage principal et l’antagoniste de la saga, le monstre inarrêtable qui continue d’arpenter le monde et pourrir la vie des malheureux qui croisent son chemin. C’est la star principale, comme finalement pas mal de monstres du cinéma (Dracula, le monstre de Frankenstein, la momie des Universal Monsters, mais aussi les tueurs des slasher comme Jason, Freddy, Michael Myers, etc.) Mais ce qui est assez original, c’est que Tomié est à la fois bourreau et victime.

Une nouvelle icône de l’horreur
Le premier chapitre commence dans une école où Tomié est la fille ultra populaire que tout le monde convoite. Sa beauté est sans pareille et rend les garçons complètement dingues. Elle ne fait rien de bien méchant, si ce n’est se montrer un peu pimbêche, mais les étudiants deviennent fous d’elle, au point de vriller complètement et la découper en morceaux pour en avoir chacun un bout. Se rendant compte de leur folie, ils se débarrassent des morceaux dans un fleuve. Mais à la surprise de tous, Tomié revient le lendemain. Est-ce un fantôme ? Une sorcière ? Un vampire ? On l’ignore, mais elle semble pouvoir se régénérer à partir de n’importe quel morceau de son corps. Lorsque des médecins prélèvent un rein sur son corps décédé pour une transplantation, c’est une véritable boucherie qui s’ensuit avec une nouvelle Tomié qui se forme dans le corps du receveur.
A partir de là, chaque courte histoire va mettre en scène des personnages dont le destin sera ruiné par la présence de Tomié, ou l’un de ses clones (puisqu’elle peut se reformer à partir de plusieurs morceaux, on ne sait jamais combien il existe de Tomié). À chaque fois, elle rendra fou quelqu’un qui finira pas l’assassiner violemment. Tomié est comme une tumeur qui se régénère. Elle est immortelle. Et elle ne se cache même pas. Après tout, qui pourrait croire qu’une telle créature existe ? La plupart du temps les affaires sont classées sans suite, les assassins devenus fous se suicident, et Tomié recommence sa vie ailleurs.

Une entité increvable
Cependant, au départ elle ne faisait rien qui pourrait justifier ses meurtres répétés. C’est une jeune fille assez superficielle et arrogante qui charme et jette les hommes, assez désagréable certes mais qui ne mérite pas un tel sort pour autant. Du moins au début. Plus elle meurt, plus elle se reforme en une femme de plus en plus odieuse et manipulatrice qui va devenir moins passive et harceler volontairement tous les hommes qui croisent sa route. C’est un bien étrange pouvoir que voilà. Celui de simplement revenir d’entre les morts inlassablement pour attiser la haine des gens qui inévitablement finiront par la tuer (et briser leur vie, puisqu’ils finiront morts ou incarcérés.)
On peut déceler plusieurs thèmes dans ce manga. Le plus évident est cette idée de l’éternel cercle de la violence dont chaque acte entraine des représailles encore pires. Et que pour y mettre un terme, sans doute qu’il faudrait…ne pas tuer Tomié (on y reviendra plus tard.) Un autre thème est évidemment celui du culte de l’apparence et à quel point il peut devenir obsessionel, l’existence tout entière de Tomié tournant autour de son narcissisme. Quant à ses victimes, elles sont attirées par sa beauté surnaturelle qui les rendent aveugles à sa nature maléfique, et même les filles ne sont pas à l’abri. Un chapitre est consacré à des lycéennes qui prennent Tomié (qui leur apparait en rêve si elles portent une de ses mèches de cheveux) pour modèle dans l’espoir d’être plus belles, au point d’en oublier tout le reste.

Tomié envoutera même un petit garçon
Si le sujet est assez évident, il est développé de manière intéressante sur la forme à travers plusieurs chapitres qui nous montrent que Tomié ne supporte ni la critique ni de porter un regard sur elle-même. Et cela se manifeste physiquement. On pensera au chapitre « le peintre » dans lequel un artiste essaie de réaliser un portrait de Tomié mais finit par lui faire un visage atroce avec une excroissance semblable à une deuxième tête qui pousserait sur la première, comme s’il percevait son âme noire. Et Tomié ne le supportera pas. Ce sera la même chose lors d’un chapitre où une fille la prend en photo et que tous les clichés sont monstrueux. Parfois même simplement critiquer son physique ou ne pas y être sensible va entrainer une transformation monstrueuse liée au choc émotionnel. Et pour finir, Tomié cherche régulièrement à détruire ses « copies » nées d’une autre partie de son corps (ce qui peut paraître contre sa propre nature) pour rester unique ou ne pas avoir à se regarder elle-même.

Les photos révèlent la nature véritable du monstre
On peut aussi voir dans la nature quasi divine de Tomié une réflexion sur l’immortalité qui émousserait complètement les sentiments et rendrait mauvais. Si Tomié est si monstrueuse cela peut être dû au fait que ne jamais ni vieillir ni évoluer génère chez elle un ennui et une frustration à combler. Ce qu’elle fait en jouant avec les humains qui tombent sous son charme, comme une déesse capricieuse.
Mais une des forces du manga, c’est de ne jamais se mettre du point de vue de Tomié, même si elle est le personnage principal. On ne la voit qu’à travers les autres, et ses pensées nous sont complètement étrangères. On ne sait pas ce qu’elle veut, ce qu’elle ressent, ce qu’elle simule ou non. Et c’est ce qui génère ce sentiment très étrange chez le lecteur et rend le manga addictif : Tomié fascine tout autant qu’elle répugne, et on adore la détester. Parce qu’on n’est jamais certain qu’elle n’a pas un besoin vital sincère d’être aimée et si ce n’est pas juste sa nature de monstre incompatible avec les humains qui la rend aussi horrible. Elle est déshumanisée dès le début du manga, au point de paraitre presque victime de sa propre nature, toujours en quête de quelque chose qui ne la satisfait pas et toujours massacrée. Selon les chapitres, elle alterne entre la sadique ignoble et la fille plutôt passive mais dont la beauté va attiser la haine de la gent masculine. La plupart du temps, les pires comportements viennent de ses prétendants qui pètent les plombs.

Victime et bourreau à la fois
Tomié incarne l’horreur du désir masculin irrationnel, celui qui pousse l’homme à tout renier pour quelque chose de superficiel et éphémère. Et elle se nourrit de l’adoration qu’il lui voue, tout en lui interdisant de « consommer » (personne ne couchera avec Tomié, jamais.) C’est pourquoi on peut aussi y voir un commentaire sur la violence de l’homme envers les femmes qui auraient trop de pouvoir sur lui, le poussant donc à anéantir ce qui l’affaiblit sans le satisfaire.
Et c’est cette ambiguïté, ce sentiment paradoxal qui nous accompagne tout le long en nous empêchant de détester complètement un personnage odieux puisqu’il subit mille morts, et entretient une sorte de curiosité morbide du lecteur d’en savoir plus sur elle, de voir jusqu’où elle va aller et si ses « victimes » (et bourreaux) vont être punis ou au contraire échapper à ce cercle vicieux de destruction. La nature monstrueuse de Tomié est bien ancrée chez le lecteur qui reste persuadé que sa destruction serait une bonne chose. Et pourtant…il ne fait qu’assister à des destins et rêves anéantis par les faiblesses de la nature humaine, exacerbées par une entité maléfique certes, mais dont l’influence invisible et les multiples décès atroces nous font nous questionner si elle n’est pas également victime de sa nature autodestructrice.

Faut-il la haïr ou la plaindre ? Ou les deux ?
Et cela nous amène à la fin, car le manga trouve une conclusion au terme de 20 chapitres. Si celle-ci reste ouverte et évasive sur le sort de Tomié, elle amène une dernière idée ingénieuse sur sa nature. Le caractère autodestructeur de Tomié semble faire partie intégrante de son mode de « reproduction » ou plutôt de « perpétuation ». Elle renait et vit éternellement parce qu’elle est régulièrement détruite. Après tout, elle est l’incarnation du désir et se doit donc d’être éphémère. Son immortalité ne semble fonctionner que parce qu’elle meurt assassinée de manière violente, et dans la fleur de l’âge. Certains personnages vont alors se demander ce qui se passerait si Tomié était au contraire maintenue en vie, protégée…Vieillirait-elle ? Perdrait-elle sa beauté ? Finirait-elle par mourir pour de bon ?

Les prétendants de Tomié deviennent des épaves
Bon, tout ceci c’est bien beau, mais si le manga fonctionne c’est bien grâce à l’esthétique dérangeante du dessin de Junji Ito ainsi qu’à l’ambiance complètement nihiliste qui plane tout le long. L’univers du mangaka est dépourvu d’espoir, d’empathie pour les victimes, il est pessimiste et glauque.
Quant à son dessin, si ses personnages restent assez classiques dans leur design et pas toujours très détaillés, Ito démontre un réel talent pour mettre en image des concepts visuels malsains cette fois plus détaillés et proches d’un style « old school » inspiré de son maître Kazuo Umezu, avec pas mal d’ombres et de relief. Son style n’est certainement pas le plus beau qui existe, il peut faire un peu brouillon, mais cela contribue à l’atmosphère un peu « crade » et dérangeante. Il fait preuve d’une très grande imagination morbide pour représenter une horreur viscérale souvent associée à la chair, la dégénérescence des corps. C’est un maître du « body-horror », à la façon d’un David Cronenberg. Il affuble sa créature des formes les plus grotesque et malsaines lors de ses régénérations (une tête qui pousse dans un estomac, une poitrine composée de plusieurs têtes, des dédoublements improbables, etc.) Il utilise de nombreuses hachures pour les ombres et s’en sert pour mettre l’emphase sur les anomalies corporelles et les rendre inquiétantes (joues creusées, cernes sous les yeux) qui contribuent à rendre les personnages très expressifs.

Body horror délirant
Bien sûr, on est ici en présence d’une œuvre débutée durant la jeunesse de l’auteur donc les premiers chapitres sont assez maladroits mais ça se bonifie au fil des années et des pages. Avec une telle imagination perturbante, on pourrait se demander si l’auteur va bien dans la vie. Et il est vrai qu’il évoque lui-même dans une interview en fin d’album qu’il souffrait d’anxiété sociale quand il était jeune, et s’était mis à craindre les autres ainsi que les « belles femmes », trop intimidantes. Et c’est pour dompter son anxiété qu’il aurait décidé de créer lui-même la plus dangereuse de toutes les femmes, et sans tomber dans un propos sexiste puisqu’il a fait d’elle un monstre particulièrement original questionnant le désir masculin et les comportements violents. Et si ça n’explique pas son attirance pour le body horror, ces troubles sociaux et comportementaux se ressentent beaucoup dans les interactions entre Tomié et ses malheureux prétendants.
Aujourd’hui Junji Ito va bien et tout ceci ne l’a pas empêché de se marier et d’avoir des enfants. Cela dit, le manga n’en reste pas moins un véritable manifeste critiquant la nature humaine. Nous avons sans doute là un auteur qui a exorcisé ses démons au travers de l’art, qui après tout nait souvent de l’adversité. Cela explique sans doute que les thèmes qu’il aborde et les phobies représentées dans ses mangas résonnent chez son public.

Une femme nommée désir peut-elle avoir une fin ?
Même quand les récits sont assez basiques et peu développés (tous les chapitres de Tomié ne sont pas du même niveau, ni globalement tous les mangas de son auteur), il y a souvent une constante qui persiste : une idée visuelle dérangeante vraiment efficace, souvent grotesque au premier abord mais qui fonctionne, comme si elle faisait écho à des cauchemars ou craintes universels.
Tomié est en tous cas un bon point d’entrée dans l’univers de l’auteur. Efficace et dérangeant, sans plonger non plus dans les plus grands délires grand-guignols et malsains de ses plus folles histoires comme SPIRALE ou GYO (qui eux ne plairont pas à tout le monde).