La quintessence de
l’expressionisme allemand
Chronique du film LE CABINET DU DR. CALIGARI
Date de sortie : 1920
Réalisateur : Robert Wiene
Durée : 1h16
Genre : Horreur, gothique.
Le cinéma muet n’a plus vraiment la cote de nos jours, mais s’il y a bien un film qui a sa place sur C.A.P, c’est LE CABINET DU DR. CALIGARI (Das Cabinet des Dr. Caligari) de Robert Wiene, un film avant-gardiste pour son époque (plus dun siècle !), grand représentant du mouvement de l’expressionisme allemand ayant inspiré bons nombre de films déjà chroniqués ici (comme les Universal Monsters par exemple), peut-être même premier film d’horreur de l’histoire du cinéma et source d’inspirations de nombreux cinéastes (on ne pourra nier que Tim Burton a du s’inspirer de l’esthétique biscornue du film devenue légendaire).

Le pitch : Le sinistre Dr Caligari (Werner Krauss) arrive dans la petite ville d’Holstenwall, au nord de l’Allemagne, et y répand bientôt la terreur grâce à un somnambule meurtrier nommé Cesare (Conrad Veidt). Durant une fête foraine, Cesare lit l’avenir des spectateurs et annonce à Alan, un jeune homme, que sa mort est imminente. La prophétie se réalise dès la nuit suivante : Alan est assassiné. Son ami Franzis (Friedrich Fehér), convaincu que le Dr Caligari est impliqué, cherche à démontrer que Cesare est un meurtrier manipulé par son maître. Mais Caligari et son étrange compagnon ne sont-ils que de simples saltimbanques cruels se produisant dans les foires, ou dissimulent-ils un secret bien plus sombre ?
Le film sort au moment où, après la Première Guerre mondiale, les pays étrangers relâchent progressivement leurs limitations sur l’importation de films allemands, lui ouvrant ainsi la voie à une distribution à l’échelle mondiale. Et contrairement au FANTÔME DE L’OPERA de 1925, LE CABINET DU DR CALIGARI n’a pas souffert de coupes ou de versions alternatives. Les seules versions que l’on pourrait qualifier ainsi sont tout bonnement les divers accompagnements musicaux, car personne ne sait ce qui a été joué à l’époque pour accompagner le film (rappelons que du temps du muet, la musique n’était pas forcément incluse sur la pellicule mais pouvait être jouée par un orchestre durant la projection). Peut-être même qu’à travers le monde, le film a rapidement eu divers accompagnements.

La bourgade tortueuse de Holstenwall
Pourtant il a bien failli y avoir une autre version du film. En effet les scénaristes Hans Janowitz et Carl Mayer n’avaient pas prévu à la base que le film fasse usage d’un récit-cadre (en gros un récit imbriqué dans un autre sous forme de flash-back). Cette idée serait venue de Fritz Lang (ou du moins aurait-il donné des conseils pour structurer ainsi le film) et Robert Wiene y était favorable. Cette idée, même si elle a été vivement décriée par les scénaristes, a permis au film d’avoir un twist final surprenant, sans doute là encore le premier de l’histoire du cinéma.
Concernant les intentions premières du film, il faut savoir que les scénaristes (tous deux pacifistes, l’un officier durant la première guerre qui l’a laissé traumatisé par l’armée et l’autre ayant subi des tests psychiatriques invasifs pour justifier son incapacité à entrer dans l’armée) avaient imaginées cette intrigue d’un manipulateur (Caligari) imposant son contrôle sur un cobaye (Cesare) pour dénoncer l’oppression du régime de leur pays.
Le récit se voulait donc contestataire et l’idée d’un twist final venant révéler que le narrateur n’est pas fiable et que la véritable histoire est différente a été perçue comme dépouillant le film de ses intentions politiques.

Caligari et Cesare
Après, il faut savoir que l’historien du cinéma David Robinson précise que Janowitz ne fait référence aux intentions politiques du scénario que plusieurs décennies après la sortie du film. En effet, par la suite, beaucoup de gens ont analysé le film et l’ont comparé à la situation de l’Allemagne à l’époque, et il y eut beaucoup (trop ?) d’interprétations politiques du film. Je ne vais pas m’aventurer là dedans. D’autres l’ont fait, et pour moi ce qui compte surtout c’est la qualité du film en soi, en dehors de toute considération relative à l’époque. En gros, est-ce que c’est bien même si on ne connait rien à l’Allemagne des années 1920 ?
Le cinéma est après tout un art collectif et il n’est pas rare qu’il y ait des différends entre scénaristes, réalisateurs, acteurs, etc. Initialement, il n’était d’ailleurs pas prévu que l’esthétique du film soit si stylisée, et sans doute que le film aurait perdu de son originalité sans ce parti pris artistique (qui prend même un autre sens grâce au récit-cadre et au flash-back).

Seule une approche expressionniste justifie un siège pareil !
Ce que Robert Wiene et ses collaborateurs (tels que Fritz Lang) ont apporté au scénario, c’est cette étrangeté visuelle si particulière qui fait du film un cas unique dans le paysage cinématographique. C’est vrai, quand on y pense, les rares fois où une approche artistique aussi radicale a été tenté ailleurs, exceptés quelques films comme LES 5000 DOIGTS DU DR. T en 1953, c’était principalement dans des films d’animation (ceux de Henry Selick ou Tim Burton par exemple). Pour un film avec de véritables acteurs, cela peut sans doute paraître trop théâtral et expérimental. Mais ça n’a pas effrayé le réalisateur à l’époque.
Ce sont Walter Reimann, Walter Röhrig et Hermann Warm, tous trois issus du monde de la peinture, qui ont conçu les décors du film. Les thèmes développés dans le scénario (manipulation, conditionnement, perception du réel) ont conduit l’équipe artistique à privilégier une esthétique expressionniste. À la différence d’autres œuvres du même courant (comme NOSFERATU deux ans plus tard), le langage expressionniste y est poussé à son paroxysme, ce que révèle notamment l’omniprésence de formes anguleuses biscornues. L’influence de la peinture expressionniste se manifeste dans cette géométrie cassée, dans l’inclinaison ou la déformation des structures architecturales (portes, fenêtres, rues), dans l’atmosphère sombre qui se dégage des scènes ou encore dans les jeux de lumière très contrastés (les ombres sont même parfois peintes sur les décors de manière à n’avoir aucune logique, si ce n’est celle de mettre mal à l’aise).

Une esquisse d’un décor et sa transposition dans le film
Les éléments du décor avec lesquels interagissent les personnages ne renvoient plus au réel. Les décorateurs n’ont jamais cherché à recréer un environnement naturel, leur objectif était plutôt d’immerger le spectateur dans une ambiance cauchemardesque en rendant les environnements agressifs pour les personnages, ou en les isolant dans un coin du cadre face à un décor trop grand ou au contraire en les comprimant dans des espaces exigus. C’est en effet un sentiment de malaise qui plane tout le long du film, c’est pourquoi il est considéré comme le premier film d’horreur, grâce à son atmosphère oppressante. Il est difficile de parler de l’esthétique du film sans révéler le twist final, puisque ces choix artistiques ne sont pas gratuits mais reflètent le point de vue du narrateur du flash-back. Néanmoins je ne le révèlerai pas complètement et vous laisserai spéculer si vous pensez avoir déjà compris.

Le style avant tout
Ce dont souffre le film finalement, c’est ce dont je parlais plus tôt : son accompagnement musical varie, et donc l’ambiance aussi selon la version que vous verrez. Il existe cependant de très bonnes versions. Le blu-ray édité par Potemkine propose deux accompagnements, un déjà utilisé dans de précédentes éditions DVD signé Hochschule, une partition à cordes plutôt classique qui colle peut être mieux à l’époque du film mais ne met pas toujours aussi bien en valeur les images que d’autres versions, et une composée par In the nursery (un groupe musical britannique formé en 1981 par les frères jumeaux Nigel et Klive Humberstone), un peu plus moderne et légèrement électronique mais qui a son charme. Pour ma part je peux aussi vous recommander, puisque le film est dans le domaine public, une version composée par Dimitri Artemenko, que je trouve particulièrement réussie, disponible ici :
Ajoutons que la version restaurée du film est d’une propreté à tomber par terre quand on connait l’âge du métrage. Il est possible de voir ce classique dans une copie absolument impeccable de nos jours.
CONCLUSION
On peut facilement considérer qu’il y a un « avant » et un « après » CALIGARI. Son succès, même s’il fut d’abord discret, a fini par s’imposer, y compris en France malgré les préjugés envers l’Allemagne en 1920. Au-delà de l’engouement esthétique qu’il a suscité, le film a fait preuve d’une véritable ambition artistique qui a su attirer l’attention d’un plus large public (notamment plus intello) et beaucoup d’autre cinéastes chercheront à reproduire l’inventivité technique et la maîtrise visuelle du film de Robert Wiene. Grâce à CALIGARI, le cinéma allemand deviendra un des plus créatifs de l’époque. En effet, tous les aspects du film sont avant-gardistes, que ce soit la composition des plans, l’atmosphère irréelle, ou la narration adoptant un point de vue symbolique. Même les cartons de texte utilisent une typographie tordue et agressive. Ce jusqu’auboutisme marquera la naissance du cinéma fantastique horrifique. C’est un film qui, sans être véritablement effrayant au sens où on l’entend de nos jours, peut encore hanter notre mémoire après visionnage.

CALIGARI ! CALIGARI !
