« M LE MAUDIT »
Présentation d’un auteur de BD italienne (fumetti) : Magnus
Aujourd’hui, nous allons parler du dessinateur Roberto Raviola, alias Magnus.
Cet article se veut une introduction sur un auteur peu connu chez nous (comme bon nombre d’auteurs de BD italiennes. Le fumetti ne marche pas chez nous.) Viendront ensuite des articles centrés sur des œuvres précises du monsieur.
Les créations méconnues de Magnus
Magnus est principalement connu pour être un auteur de BD érotiques (voire pornographiques) notamment avec sa BD la plus connue chez nous et souvent rééditée : LES 110 PILULES. Loin de n’être qu’une BD porno crasse, les 110 PILULES est une BD au dessin somptueux adaptant un conte chinois. Mais nous en parlerons plus tard.
Toujours est-il que le bonhomme a fait beaucoup d’autres choses. Des choses dont on ne voit pas poindre le bout du nez chez nous malheureusement. Mais qui sont pourtant parues dans des magazines français dans les années 70, de manière assez anarchique. Le genre dans lequel il se spécialisait (la BD adulte) a tendance à rester plus discret.
Les éditions Delcourt ont publié il y a quelques temps un nouveau recueil d’histoires érotiques L’INTERNAT FEMININ ET AUTRES CONTES COQUINS qui vont de la parodie grotesque d’heroic-fantasy à la fresque médiévale brutale en passant par une fable d’horreur teintée d’humour noir. Mais concentrons nous d’abord sur tout ce qui reste dans l’ombre et que je ne pourrais pas chroniquer en bonne et due forme.
Alors que LES 110 PILULES ne cesse d’être rééditée (d’abord par Delcourt, puis Hachette qui le propose dans sa collection érotique), il est important de se pencher sur la carrière du monsieur et ses autres travaux qui n’ont pas droit à un tel traitement.
Des BD coquines rééditées chez Delcourt
Magnus, né en 1939 à Bologne, a commencé sa carrière en travaillant dans la décoration puis en tant que professeur de dessin. C’est en 1958 qu’il commence à dessiner ses premiers fumettis (IL VANDICATORE et IL DOTTOR KASTNER) sous le nom de Bob la Volpe (Bob le renard.) Ce qui me fait penser que le renard semble souvent utilisé comme pseudo puisqu’après quelques recherches, il semblerait que le mystérieux scénariste de NECRON Ilaria Volpe ne serait autre que le pseudo d’un (ou d’une ?) certain(e) Mirka Martini (à moins que ce soit encore une fausse identité de Magnus. Bon en fait, le mystère reste entier.)
Bref…il prendra ensuite le nom de Magnus (qui veut dire « grand » en latin, rien que ça !) Et il commencera une longue période de collaboration avec le scénariste Max Bunker (de son vrai nom Luciano Secchi, parce qu’à l’époque, comme pour les réalisateurs de films italiens, il fallait avoir un prénom américain pour faire vendre. Je pense notamment à Antonio Margheriti, réalisateur du grand DANSE MACABRE chroniqué ici , qui fut plus connu sous le pseudonyme d’Anthony M. Dawson.)
Avec Bunker, Magnus signera bon nombre de BD d’aventures violentes et noires, publiées dans ces formats de poche nommés « fumetti neri » en Italie et qui obtiennent un grand succès populaire.
Le redoutable Kriminal
Parmi les héros (ou anti-héros) qu’ils ont conçu ensemble, on pourra mentionner KRIMINAL (inspiré du personnage de DIABOLIK, lui-même inspiré de FANTOMAS) publié de 1964 à 1970, qui était un criminel vêtu d’une combinaison de squelette avec un masque mou lui permettant de changer d’apparence. Kriminal est un assassin parfois sadique qui cherche d’abord à obtenir vengeance contre les criminels qui ont poussé son père au suicide par tous les moyens, puis devient au fil des épisodes une sorte d’anti-héros moins implacable comme ARSENE LUPIN. Pour l’époque, la série a choqué par sa violence et surtout son ton politiquement incorrect.
Il y eut aussi SATANIK publiée entre 1964 et 1984. Là, le personnage est celui d’une femme laide nommée Marny Bannister, scientifique. Elle découvre une formule qui la rend extrêmement séduisante (et rousse) mais qui, au même titre qu’un Docteur Jekyll, a pour conséquence de faire d’elle un cerveau criminel malfaisant pouvant assouvir tous ses fantasmes.
La maléfique Satanik
L’originalité de SATANIK était de proposer au lecteur de suivre les aventures d’une anti héroïne (la première des fumetti neri) qui profitait de son sex-appeal pour commettre des crimes. La série avait aussi tendance à verser dans le fantastique avec vampires, monstres, et autres fantômes. Comme pour KRIMINAL, elle eut des déboires avec la censure (même si ce n’est jamais vraiment érotique.) Même en France la publication de cette série sous plusieurs noms chez des éditeurs divers et variés était plus que chaotique. A noter que des films SATANIK et KRIMINAL ont vu le jour, adaptations de ces fumetti. Une fois n’est pas coutume, et malgré la qualité assez médiocre de ces films, ils sont plus connus que la BD d’origine.
Mais la création la plus connue (enfin…pour les plus avertis) du duo MAX/MAGNUS, c’est ALAN FORD qui débute en juin 1969. Il s’agit d’une parodie de récit d’espionnage, et ce fut un grand succès. Alan Ford est au départ le patron d’une agence de pub avant de se faire recruter pour un « emploi stable ». Malheureusement il s’avère qu’il a signé pour être agent secret dans une agence de bras cassés appelée le clan Dynamite (Gruppo TNT en italien.) Il va être un agent calamiteux tout aussi incompétent que ses collègues, séducteur complètement maladroit et naïf (imaginez un James Bond tout coincé.) Alors que son acolyte à gros nez est malhonnête et idiot, Alan Ford est plutôt un bon gars gentil mais incompétent et crédule. Magnus va dessiner ce personnage jusqu’en 1976, puis il laissera la place à de nombreux dessinateurs qui continuent depuis la série qui fonctionne toujours en Italie. C’est d’ailleurs un grand mystère de la BD : comment cette série très populaire en Europe peut-elle être inconnue en France ? Chez nous, elle n’a été traduite que partiellement entre 1975 et 1976.
Alan Ford, l’antithèse de James Bond
Magnus va ensuite participer à plusieurs récits érotiques avec les scénaristes et écrivains Renzo Barbieri et Ennio Missaglia. C’est justement 4 de ces BD qui ont été rééditées chez Delcourt dans le tome L’INTERNAT FEMININ.
Par la suite, de 1975 à 1976, Magnus va quitter les éditions Corno après avoir découvert, un peu tard, que son contrat stipulait qu’il ne toucherait pas un rond sur les bénéfices des rééditions des aventures d’Alan Ford. Ni sur les nouvelles aventures à sortir (ah ! on peut toujours compter sur les producteurs et éditeurs, hein.)
Magnus a ensuite fait un long voyage avec une troupe de théâtre pour se rendre en Asie. Il a d’ailleurs réalisé une BD du nom de cette troupe LA COMPAGNIA DELLA FORCA. Comme on ne verra jamais ça traduit chez nous, je ne sais pas trop de quoi il s’agit, mais sans doute une parodie sur son périple et ses camarades de route. C’est suite à ce voyage qu’il débutera sa phase « BD inspirées de mythes asiatiques. » Magnus semble avoir été séduit par la culture orientale. J’ai déjà parlé des 110 PILULES, mais il y a également un recueil de courtes fables recueillies dans un album du nom de FEMMES ENVOUTEES chez Albin Michel.
Un maître du clair-obscur
Toujours en train de bosser sur plusieurs projets à la fois, on pourra citer aussi MILADY 3000 qu’il écrit entre 1980 et 1984. C’est un récit de SF qui s’inspirerait de manière très libre d’un récit d’Isaac Asimov. Quelques épisodes paraissent dans METAL HURLANT, puis dans un album aux éditions Ansaldi en 1986 qu’on peut encore trouver. Milady 3000 est une BD assez étrange. Joliment dessinée et pas déplaisante à suivre, mais d’un autre côté, elle donne l’impression de n’être qu’un fragment d’un plus vaste univers de SF. C’est donc un peu frustrant d’arriver au bout car on sent qu’une série plus longue pourrait être conçue autour de ce personnage. Et pas juste un one-shot. D’un autre côté je n’ai lu que l’album chez Ansaldi, et il est fort possible, vu le bazar de publication des œuvres du monsieur (et également la fin un peu abrupte), que ce ne soit pas l’intégrale de la série. Concernant les scènes érotiques, elles doivent se résumer à l’équivalent d’une page à peine, prouvant que même si Magnus a toujours aimé en mettre partout, il ne s’éternise pas dessus plus que nécessaire.
Milady 3000, une étrange BD de SF au parfum d’inachevé
Et il ne faut pas oublier de citer son magnum opus, toute la saga I BRIGANTI (d’après AU BORD DE L’EAU, un classique chinois), qui est paru partiellement chez nous sous le nom des BRIGANDS dans METAL HURLANT puis dans des albums des humanoïdes associés. Mais le récit n’était pas complet. Il y eut ensuite 4 tomes chez Magic Strip intitulés LES PARTISANS (et il s’agit également une partie des BRIGANDS.) Eh, je vous l’ai dit que c’était un bazar sans nom la publication des travaux de ce mec.
Heureusement tout récemment, une vraie édition intégrale digne de ce nom est parue en juillet 2024 chez l’éditeur Revival. On pourra donc bientôt se pencher plus en détails sur cette BD écrite entre 1979 et 1986. Sa spécificité est qu’elle adapte donc un roman chinois mais en transposant l’univers dans un futur de SF inspiré de FLASH GORDON (Magnus étant un fan de son auteur Alex Raymond.)
La plus longue et tentaculaire histoire de Magnus
Ensuite, Magnus débutera la série qui lui a valu sa mauvaise réputation aux yeux de « l’élite intellectuelle » : NECRON. Pourtant il ne s’agit que d’un exutoire déglingué à prendre au second voire troisième degré et au ton clairement comique. Mais effectivement sans tabou. Bon…l’éditeur Cornélius a réédité ce monument du mauvais goût assumé aussi grossier que drôle, donc tout n’est pas perdu.
J’avoue être très fan du trait de Magnus. C’est un maître du noir et blanc et du clair-obscur. Même dans ses fumetti petit format qui ne lui laissaient pas grande liberté pour faire des dessins très détaillés ou des décors soignés, il y a toujours cette élégance d’un trait précis et des jeux d’ombre efficaces. Mais lorsqu’il travaillait sur du grand format, Magnus maîtrisait très bien les décors foisonnant de détails. Voici par exemple une planche tirée de son recueil de fables FEMMES ENVOUTEES.
Les planches plus sophistiquées de Magnus
Bref, constamment censuré, dupé par ses employeurs, pointé du doigt pour ses travaux les plus provocateurs, tombé dans l’oubli et tristement peu réédité, Magnus fait un peu figure d’auteur maudit (du moins en France), enfermé dans un genre de BD méprisé, et cela malgré ses talents de dessinateur indéniables et un sens de l’humour (noir et provocateur) incisif.
Pourtant il a considérablement contribué au développement de la BD pour adultes, et il commence enfin à être reconnu comme un auteur à réévaluer (un peu tard, me direz vous, sachant qu’il est mort en 1996 à 56 ans à peine.) Il serait temps de voir de nouveau publié KRIMINAL, SATANIK et autres ALAN FORD. SVP Delcourt ou Cornelius ! KRIMINAL et SATANIK ont eu droit à de belles rééditions italiennes. A quand chez nous ?
Magnus, capable d’aller du plus trash au plus gracieux