LE PLAIN DE SUCRE
– HISTOIRE DE LA BOSSA NOVA –
Sujet de l’article : L’histoire de la Bossa nova – les premières années et les incontournables
Genre : Musique, jazz, bossa nova
Type de dossier : Chronique et playlist sur un genre musical
1ère partie – Vous êtes ici : La naissance de la bossa nova et les albums les plus connus
2ème partie : Les pionniers de la bossa nova
3ème partie : La bossa nova pour les puristes
4ème partie : Les jazzmen américains s’emparent de la bossa nova 1/2
5ème partie : La seconde génération de la bossa nova
6ème partie : Les jazzmen américains s’emparent de la bossa nova 2/2
7ème partie : La bossa nova pour les curieux
8ème partie : La bossa nova ailleurs dans le monde
Puis nous ajouterons encore des articles ensuite, afin d’éclairer d’autres albums magnifiques…
AVERTISSEMENT : Ces articles ne sont pas à lire d’une traite. Ce sont des dossiers qui contiennent parfois près de vingt chansons. Ils sont conçus pour servir de sujets de découverte, et compiler des best-of de chansons triées sur le volet. L’idéal est d’y revenir, et de découvrir l’ensemble en prenant son temps.
Ce premier aticle sur la bossa nova est une introduction au genre. On y trouvera l’histoire de sa création, suivie d’une playlist d’albums phares.
SOMMAIRE
- 1) La naissance de la bossa nova
- 2) Avant-propos
- 3) Stan Getz & Joao Gilberto : GETZ / GILBERTO (1963)
- 4) Antonio Carlos Jobim : THE COMPOSER OF DESAFINADO PLAYS (1963)
- 5) Astrud Gilberto : THE ASTRUD GILBERTO ALBUM (THE SILVER COLLECTION) (1965)
- 6) Frank Sinatra & Antonio Carlos Jobim : COMPLETE REPRISE RECORDINGS (1967/1971)
- 7) João Gilberto : AMOROSO / BRASIL (1977- 1981)
Dans les articles suivants, nous éclairerons d’autres œuvres emblématiques mais aussi des artistes et des albums plus confidentiels.
The place to be…
© canvasbynumbers.com
1) La naissance de la bossa nova :
Les années 50 : Quelque part au Brésil, un jeune bahian a quelque chose de spécial. Il se nomme João Gilberto. Personne ne l’aime. Il chante et joue de la guitare, erre et mène une vie tourmentée. Après un travail acharné et quelques rencontres décisives, il débarque à Rio avec une technique de guitare et une manière de chanter qui tiennent du jamais vu. Avec une seule chanson de sa composition (BIM BOM, suite incongrue d’onomatopées !), il séduit le milieu de la nouvelle vague de musiciens qui écument la ville. L’association avec deux autres génies formant cette “rapaziada”, Antonio Carlos Jobim et Vinicius de Moraes, coule de source. C’est ensemble qu’ils créent et enregistrent l’album CHEGA DE SAUDADE, acte de naissance définitif de la bossa nova, en janvier 1959.
Acte de naissance bossanovesque…
Le trio gagnant récidive l’année suivante avec deux autres albums (O AMOR, O SORRISO E A FLOR, JOÀO GILBERTO) et une même formule : Gilberto chante et joue de la guitare. Jobim compose, arrange et joue le piano. Vinicius, le poète, écrit les textes (les albums sont néanmoins ouverts aux meilleurs auteurs brésiliens et l’on y trouve le vétéran Dorival Caymmi et les jeunes Ronaldo Bôscoli & Carlos Lyra). À cette dream-team vient s’ajouter un orchestre et un batteur attitré, Milton Banana, qui a créé une ligne de batterie au diapason du rythme de João.
L’expression “bossa nova” est typiquement brésilienne mais on peut vulgariser sa traduction en “nouveau style”, “nouvelle manière”, ou… “nouvelle vague”. Alors, qu’y a t-il donc de nouveau – à l’époque – dans la bossa nova ? En vérité tout tient à l’invention de João Gilberto qui coïncide pile-poil avec l’émergence du vivier de génies de la “rapaziada” (dans lequel se trouve un autre guitariste prodige dont on entendra beaucoup parler : Baden Powell) : l’artiste a tout bonnement inventé une technique, une manière de jouer et de chanter révolutionnaire, qui tranche radicalement avec le samba, dont elle est pourtant un avatar total !
Joào Gilberto, Antonio Carlos Jobim, Vinicius de Moraes, Baden Powell : Les quatre géants de la bossa nova.
À la guitare, c’est la “Batida”, une façon de mêler rythme et harmonie avec la seule main droite. Un rythme totalement irrégulier, qui défie en permanence le métronome, l’infime décalage créant le charme ! Tandis que le pouce donne basse et battement, les autres doigts assurent les accords. Mais le miracle tient à ce que ce jeu d’une complexité vertigineuse, accouche d’une musique épurée à l’extrême. La bossa nova est totalement liée au feeling de ses interprètes car, comme on dit au brésil : “On ne joue pas de la bossa nova, on “joue bossa nova”. On a la bossa, ou on ne l’a pas. On la vit, ou on ne la vit pas” !
Au chant, c’est le “canto falado”. Suivant le même décalage que la guitare, mais encore différemment (le “rubato”), la voix se fait murmure. Ici, João Gilberto rompt avec le traditionnel samba, festif, bruyant et orgiaque de la génération précédente, mais aussi avec le “virtuosismo” à base de trémolos du samba cançao (le crooner à la sauce brésil). La “nouvelle vague” répond aux anciens par une rupture totale. On ne chante plus la fête, mais la “saudade” (la mélancolie)…
Enfin, la bossa nova est unique précisément par le prisme de sa “saudade” : Parce qu’elle ne regrette pas le sentiment de manque mais qu’elle le cultive, pour sublimer son intensité. Une mélancolie assumée, merveilleusement habitée…
En tout, trois albums pour lancer un style musical !
Selon Joào Gilberto, la bossa nova, ça n’existe pas. C’est un terme à la mode. Lui ne fait que du samba. Un “samba nouveau”, mais juste un samba.
Cependant la bossa nova, telle que finalisée par Jobim, est un mélange de samba, de classique et de jazz.
Les racines de la nation brésilienne sont liées aux amérindiens de souche et aux esclaves africains déportés, depuis lesquels est né le samba, mais aussi aux colons européens qui ont apporté avec eux leur musique classique. Quant à la filiation avec le jazz, elle découle d’un impérialisme américain alors en pleine expansion, qui avait trouvé le moyen d’inonder un marché sensible à la blue note… La bossa nova est donc une musique nimbée de mélancolie, née du mariage cosmopolite du samba, du classique et du jazz…
Le 21 novembre 1962, soirée historique : Au Carnegie Hall de New York, devant une assemblée remplie de jazzmen, de crooners yankees et de journalistes du monde entier, la crème des bossa-novistes est venue présenter sa musique lors d’un concert événement. Malgré la cacophonie du show, ce sera comme un appel d’air : la bossa nova, à son tour, va envahir les USA. Jazzmen et crooners précédemment nommés l’adoptent sans retenue.
Les jazzmen et les crooners débarquent !
2) Avant-propos :
De la playlist qui va suivre, voilà ce que vous devez savoir :
Nous sélectionnerons 5 albums et nous écouterons trois ou quatre chansons à chaque fois.
En bossa nova comme ailleurs, il y a l’élite et… le grand public.
Pour le puriste, la bossa, c’est un chanteur, une guitare et puis c’est tout, parce que le style est né d’une technique particulière mêlant guitare (la batida) et chant murmuré (le canto falado)…
Pour le grand public, c’est une musique romantique, veloutée et exotique. Cet avatar est né d’une volonté des États-Unis d’étendre son empire commercial sur un grand pays voisin. Après avoir noyé le Brésil de sa radio, de son jazz, de ses crooners et de son Hollywood, l’Oncle Sam pouvait accueillir la bossa nova en son sein mais à la condition qu’elle soit remaniée pour correspondre au canon de Walt Disney et de Frank Sinatra. Les chansons furent ainsi toutes réenregistrées, avec de grands noms du monde du jazz, de grands orchestres, et moult violons.
Cette première playlist sera résolument mainstream, car nous allons commencer par présenter les albums les plus connus, tout en se focalisant sur les années 60/70.
Nous aurons largement l’occasion, dans les autres articles, d’explorer des œuvres moins commerciales et de dénicher les perles habituellement réservées aux connaisseurs…
3) Stan Getz & Joao Gilberto : GETZ / GILBERTO (1963)
Idéal pour les soirs d’été au calme, si l’on veut leur donner un goût exquis en se disant que cette soirée, décidément, était inoubliable…
Quatre ans après la naissance de la bossa nova, le mariage entre le jazz et le samba se concrétisait par l’association de Gilberto & Jobim (la plupart des titres sont de ce dernier, qui assure les parties de piano) avec le saxophoniste américain Stan Getz. Enregistré en 48 heures à peine, en compagnie du batteur Milton Banana et du bassiste Sebastião Neto, ils livraient au monde cet album qui allait définitivement lancer la mode de la bossa nova aux USA et devenir l’un des disques de jazz les plus vendus de toute l’histoire de la musique moderne.
Sans doute le titre bossa nova le plus connu au monde !
Via le hit THE GIRL FROM IPANEMA fredonné par Astrud Gilberto (dont on parle en-dessous), GETZ/GILBERTO est aujourd’hui considéré comme LA référence en matière de bossa nova. Toutefois les choses ne sont pas si simples : Pour les puristes qui ne se sont jamais convertis à l’américanisation de la bossa, Stan Getz, c’est Satan !
La deuxième chanson la plus connue ?
Effectivement, la bossa nova est un dérivé du samba, peut-être teinté d’une note de jazz, mais sur le mode de l’épure. Ce que fait le saxophoniste ici (et même ailleurs), en déroulant des torrents de notes, c’est tirer la couverture à lui et noyer la bossa nova dans le jazz. Une écoute attentive permet de constater l’écart considérable qui sépare le jeu minimaliste de Jobim au piano des soli incessants de saxophone.
Les séances d’enregistrement étaient d’ailleurs tendues, les musiciens se heurtant à la barrière de la langue. Et Stan Getz avait un tel aplomb qu’il décida tout simplement de piquer Astrud à Joào… Ambiance (*) !
La quintessence du canto falado…
Nonobstant ces considérations contextuelles, on ne peut nier la réussite de cet album magique, réunion de génies sans commune mesure. Ce n’est pas de la pure bossa nova, peut-être. Ce n’est pas non plus du jazz comme l’entendent les puristes. C’est entre les deux. Quelque chose d’incroyable. Une fusion qui emporte tout sur son passage. Un monument.
L’album s’écoule trop vite, sans aucun défaut, porté par des solos de saxophone incroyablement inspirés.
(*) : Stan Getz et Joào Gilberto enregistreront pourtant deux autres albums ensemble.
Un final qui donne envie de recommencer l’album au début… en boucle.
4) Antonio Carlos Jobim : THE COMPOSER OF DESAFINADO PLAYS (1963)
À écouter le soir, en regardant le soleil se coucher derrière les vagues d’une mer aux couleurs chamarrées…
Pour cet album instrumental consacré au marché états-unien (voire planétaire), Jobim opère une telle sélection de standards -de sa plume- qu’il conçoit littéralement l’étendard de la bossa nova.
Manifeste de la musique easy leastning, ce florilège ne doit pas tomber entre n’importe quelles oreilles, car chaque titre est emballé dans un écrin gorgé de soleil, de volutes sucrées et de violons. Les réfractaires aux enregistrements symphoniques rebrousseront chemin…
La version instrumentale d’une chanson à l’origine signée Antônio Carlos Jobim & Vinicius de Moraes.
Une dream-team de musiciens venus des quatre coins de l’occident se joint au cortège afin de parfaire ces enregistrements optimisés à l’extrême : George Duvivier à la contrebasse, Leo Wright à la flûte et Claus Ogerman aux arrangements orchestraux se démarquent de l’ensemble avec classe et décontraction. Jobim lui-même assure les notes de piano et là, c’est quelque chose : Écoutez les sublimes INSENSATEZ et MEDITATION, et songez qu’il ne jouait que d’une seule main, note après note (son surnom était le “maître d’un seul doigt”) ! Comme par magie, ce jeu minimaliste confère aux arrangements une émotion accrue.
Quand un génie ne joue que d’une main…
Un album universel, qui dépasse le prisme de sa genèse commerciale et fait voler en éclat les contritions puristes. Car entre Debussy et Gershwin, entre Henry Mancini et Gil Evans, entre Henri Salvador et Frank Sinatra, il y a THE COMPOSER OF DESAFINADO PLAYS. Une des pièces maitresses de ma discothèque idéale, avec WAVES juste derrière, du même Jobim, orchestré par le même Ogerman.
Nous reviendrons explorer la discographie de “Tom Jobim” bientôt…
5) Astrud Gilberto : THE ASTRUD GILBERTO ALBUM (THE SILVER COLLECTION) (1965)
À écouter par une douce soirée d’été, en sirotant un cocktail sucré sous les tonnelles d’un jardin luxuriant, délicatement parfumé de glycines et de magnolias…
Cette compilation regroupe les deux premiers albums studios d’Astrud Gilberto, enregistrés en 1965.
Sa voix délicieusement monocorde s’était révélée par hasard sur l’album GETZ/GILBERTO. Épouse de João, la jeune femme s’était retrouvée au micro car elle était la seule personne à pouvoir chanter anglais qui traînait dans le coin ! Une carrière internationale était soudain lancée pour quelqu’un qui ne s’y attendait pas du tout !
Encore un grand classique, signé Jobim & Vinicius...
Si la première partie de la compilation (THE ASTRUD GILBERTO ALBUM) égrène les compositions légendaires de Jobim, la seconde (album THE SHADOW OF YOUR SMILE) est beaucoup plus éclectique, avec des titres bossa et d’autres issus de la variété américaine, sur des arrangements de Claus Ogerman et Joào Donato.
À cheval entre la bossa nova et la variété (classe) américaine…
Trois autres standards bonus (tirés des albums suivants) complètent l’ensemble, achevant de faire de cette SILVER COLLECTION un album indispensable.
L’émotion à son sommet…
Au total, vingt-cinq (!) chansons magnifiques, gorgées de soleil et de violons, mélancoliques et lumineuses, à l’atmosphère surannée et à la beauté intemporelle.
La meilleure compilation que vous pourrez vous offrir !
6) Frank Sinatra & Antonio Carlos Jobim : COMPLETE REPRISE RECORDINGS (1967/1971)
À écouter par une douce nuit d’été, bien installé avec vue sur les reliefs côtiers en rêvant de lendemains qui chantent…
Près de dix ans après la naissance de la bossa nova, l’idée de confier l’interprétation des plus belles chansons de Jobim à “The Voice” (les textes de Vinícius ayant été traduits en anglais), alors au sommet de sa gloire et de son aura de plus grand crooner de la planète, ressemble à une idée de génie : En quinze ans, Frankie vient d’aligner une série d’albums mélancoliques absolument somptueux (dont le sommet demeure ONLY THE LONELY, enregistré en… 1958 !), portés par une orchestration de jazz symphonique de grande classe, le destinant à devenir l’interprète idéal pour illustrer le répertoire du “composer of DESAFINADO”…
La rencontre.
Ce sont donc ces titres légendaires qu’il vient transcender.
Sinatra s’empare de la bossa nova au moment où elle est passée de mode au Brésil pour battre son plein aux USA.
Cet album est une intégrale des enregistrements “Sinatra/Jobim”, car à l’origine il y avait deux disques distincts (FRANCIS ALBERT SINATRA & ANTONIO CARLOS JOBIM en 1967 et SINATRA & COMPANY en 1971, ce dernier comportant également d’autres standards de jazz), ainsi que des titres éparpillés à droite et à gauche.
Difficile de choisir entre vingt chansons magnifiques !
Cette rencontre était tellement évidente que ces enregistrements allaient devenir des incontournables de la bossa-nova. En tout cas pour le grand public…
Un autre classique signé Jobim (paroles d’Aloísio de Oliveira), un peu moins connu…
7) João Gilberto : AMOROSO / BRASIL (1977- 1981)
À savourer un soir d’été, en sirotant un cocktail sucré sous une pergola tiède, recouverte de jasmin parfumé…
Cette compilation regroupe les huitième et neuvième albums studio de João Gilberto, qui n’enregistrera encore que deux albums-studio jusqu’à sa mort, en 2019 !
AMOROSO :
Presque vingt ans après CHEGA DE SAUDADE, João Gilberto enregistrait ce chant du cygne de la bossa nova.
Alors que les puristes préfèrent “l’album blanc” de 1973 (sobrement intitulé JOÀO GILBERTO, nous en parlerons dans une autre partie…), dans lequel le chanteur-guitariste est seul, AMOROSO est enregistré avec orchestre de cordes, soit l’antithèse pure et simple du précédent !
Encore un classique signé Jobim…
L’album aligne les standards qui brillent de l’interprétation lumineuse de Gilberto le chanteur (le guitariste s’y faisant plus discret), déterminé à livrer leur version définitive, que les violons et les arrangements de Claus Ogerman rendent intemporels (le néophyte saurait-il dater cet album ? On en doute !). Des standards latins ou anglo-saxons aux immanquables de Jobim, en passant par le jazz symphonique de Gershwin, Gilberto nous le démontre : On ne chante pas de la bossa nova, on “chante bossa nova”…
Cette fois, on chante italien…
BRASIL : Quatre ans plus tard, João réalise cet album en compagnie de Caetano Veloso, Gilberto Gil et Maria Bethânia. Une association extrêmement symbolique car, en plus de réunir quatre natifs de Bahia chantant les louanges de leur terre natale, João s’entoure de trois révolutionnaires, dont deux ont connu l’exil sous la dictature, installée au Brésil depuis 1964. Une manière, pour lui, de montrer qu’il soutient cette génération et qu’il rejoint cette fraternité. En bref, le contre-pouvoir par la musique populaire. On appelle cela “résister par l’art”. Un album mythique, qui contient le hit AQUARELA DO BRASIL.
Notre premier article sur la découverte de la bossa nova s’achève ici.
Je vous donne rendez-vous pour la deuxième partie, où l’on rembobinera le magnéto, et où on embarquera à la rencontre des pionniers du genre, avec une sélection d’albums 100% Brésil !
Bonus (la troisième chanson la plus connue ???)
See you, soon !