MYTHOLOGIE SOCIALE
Chronique du film L’ÉTANG DU DÉMON
Date de sortie : 1979
Genre : Fantastique
Durée : 120 minutes
Réalisateur : Masahiro Shinoda
Éditeur français : Carlotta films
Aujourd’hui, rendez-vous au pays du soleil levant pour un plongeon dans le cinéma du passé, avec L’ÉTANG DU DÉMON de Masahiro Shinoda. Et également un plongeon dans le folklore japonais, car ce film adapte la pièce de théâtre kabuki du même nom écrite par Kyōka Izumi au début du XXe siècle mais inspirée des légendes millénaires faites de divinités et autres yokaï qui habitent forêts et rivières. Indisponible dans nos contrés depuis des décennies, L’ÉTANG DU DÉMON a été restauré en 2020-2021 par Imagica à partir du négatif original 35mm, sous la supervision de son réalisateur Masahiro Shinoda, et c’est à l’éditeur Carlotta qu’on doit le blu-ray sorti chez nous en 2022.

Déjà, parlons de la traduction du titre une minute. En occident on transpose souvent les termes mythologiques propres aux pays étrangers par les nôtres : dieu, esprit, démon, succube, spectre, lutin, etc. (on en a pas mal aussi…) C’est bien sûr par souci de compréhension pour éviter de faire trois phrases pour expliquer ce que sont les kami, yokaï, mononoke, oni, ayakashi, yasha, etc. Le titre japonais de L’ÉTANG DU DÉMON est Yasha ga ike (夜叉ケ池), ce qui signifie « l’étang des divinités gardiennes », les Yasha étant des gardiens de la nature, souvent bienveillants mais pouvant être capricieux également. Oui ça fait encore un terme supplémentaire. Mais c’était simplement pour que vous ne soyez pas étonnés de ne pas voir l’ombre d’un démon au sens occidental dans ce film.
Le pitch : Été 1913, dans la Province d’Echizen, nous suivons le professeur de botanique Yamasawa, en voyage pour Kyoto, qui décortique la nature sur son chemin pour étudier les plantes. Après avoir traversé des étendues arides sous un soleil de plomb, il va arriver dans un village dont les habitants souffrent de la sécheresse qui dure depuis 2 ans. Il découvre aussi, en dehors du village et en hauteur, une maison isolée. C’est là qu’il rencontre une jeune femme, Yuri, qui lui offre l’hospitalité. Yamasawa découvre au détour d’une discussion que le mari de Yuri est son très vieil ami Akira Hagiwara, qui n’a plus donné de nouvelles depuis 3 ans. Il va apprendre que son ami, initialement attiré par les vieilles légendes folkloriques, a fait la promesse à l’ancien occupant de la maison de s’occuper de faire sonner régulièrement la cloche rituelle du temple située chez lui. Selon la légende, si cette cloche ne sonne pas 3 fois par jour, l’incarnation du dieu dragon qui sommeille dans l’étang du démon, la princesse Shirayuki, oubliera une promesse ancestrale faite aux humains de rester au fond du lac pour empêcher un cataclysme : la crue de l’étang qui détruirait le village. Elle doit en rester prisonnière, même si son rêve serait de quitter cet étang pour rejoindre un prince dont elle est éprise. Car tel est le pacte qui a été conclu par les ancêtres des deux peuples.

Un monde partagé entre les humains et les divinités
Intrigué mais homme de science avant tout, Yamasawa ne va pas accorder trop de crédit à cette légende et demandera à Akira de lui montrer l’étang, espérant le convaincre de revenir avec lui à la civilisation. De leur côté, les villageois rustres et violents ont cessé de croire en la légende et en ont plus qu’assez d’attendre la pluie. Après une soirée arrosée et galvanisé par un politicien de passage et un prêtre superstitieux, ils vont se mettre en tête d’offrir Yuri en sacrifice au dieu dragon, en s’imaginant que ça ramènera la pluie, quitte à empêcher Akira de sonner sa cloche.
Le film démarre tout d’abord très ancré dans le réel avec de magnifiques cadrages sur des décors naturels somptueux tandis qu’on suit Yamasawa durant son périple. La première étrangeté sera la rencontre avec Yuri, puisque celle-ci, ainsi que la princesse de l’étang, sont interprétées par un seul et même acteur : Tamasaburô Bandô, comédien de Kabuki (forme de théâtre qui depuis le XVIIe siècle met en scène des hommes dans les rôles de femmes). Tamasaburô Bandô est ce qu’on appelle un acteur Onnagata (forme féminine) qui incarne donc une femme, et un des plus célèbres du Japon. On pourrait se questionner sur ce choix pour une adaptation au cinéma (pitié, pas de débats sur la légitimité de personnages transgenres ! C’est hors de propos, selon l’histoire c’est bien censé être une femme). C’est certainement à la fois pour faire un hommage à la tradition théâtrale et aussi pour faire lentement dériver le film vers une ambiance décalée et irréelle voire, concernant l’incarnation du dragon, pour lui donner un aspect ni féminin ni masculin mais androgyne.

Tamasaburô Bandô dans un double rôle
Quant à la raison pour laquelle les deux personnages sont joués par la même personne, c’est sans doute parce que la princesse et Yuri ont un destin en commun et sont comme les deux facettes d’une même pièce. Comme évoqué précédemment, Shirayuki est « l’incarnation » du dieu dragon de l’étang. Cela suggère que son corps n’est pas nécessairement le sien. Mais je vous laisserai découvrir ce qui lie les deux personnages (non, ce n’est pas un lien de parenté, c’est un lien plus ténu et symbolique, tel qu’on l’apprend au détour d’un dialogue).
Toujours est-il qu’à partir du moment où Yamasawa et Akira s’absentent en pleine nuit, guidés par la lumière argentée de la pleine lune, le rythme jusqu’alors plutôt lent et mystérieux du film s’accélère et bascule dans le fantastique. Nous serons témoin de l’apparition de multiples créatures folkloriques qui surgissent de l’eau : samouraïs fantômes, hommes-poissons, sorcières, et autre yokaï difformes issus de la vase ou divinités plus élégantes telle que Shirayuki elle-même.

Après le réel, la féérie
Le temps de cet interlude surnaturel, le ton devient plus léger avec des créatures capricieuses et farceuses qui se disputent à la cour de la princesse. Cette dernière est elle-même d’humeur changeante et inconstante, rêvant de fuir cet étang en renonçant à sa promesse de préserver les humains. Une longue séquence nous présentera tout ce cortège de créatures folkloriques se rendre à la cloche en pestant contre leur destin, invisibles aux yeux des humains qui ne se doutent de rien.
Jamais, si ce n’est un bref instant à la fin, les deux mondes des humains et des divinités ne se croiseront réellement. Il ne doit même pas avoir plus de 25 minutes d’images de créatures folkloriques sur 2h de métrage. Mais le destin des humains dépend d’eux, ce sont les véritables protecteurs et maitres de la nature. On sent qu’il faudrait peu de chose pour briser l’accord qui leur permet de partager ce monde. Malgré tout, les humains vont trouver le moyen de se condamner tout seuls. Ingrats et méprisants, prompts à se blesser eux-mêmes, ils vont commettre l’irréparable et la fin sera bien plus sombre que pouvait laisser penser l’ambiance de conte de fées qui plane tout le long. Oui spoiler : le déluge va ravager le village des humains, qui l’auront bien cherché (on le voit dans la bande annonce, ce n’est pas un secret).

La voilà, la fin de votre sécheresse. Contents ?
Le réalisateur se permet même une critique politique au vitriol envers le nationalisme conservateur du Japon lorsque le politicien de passage au village glorifiera l’époque où les soldats avaient le droit de tuer leur épouse avant de partir à la guerre pour ne pas avoir à songer à leur foyer. Il se sert de cet argument pour justifier le sacrifice de Yuri pour le bien du village, quand bien même l’idée qu’un tel sacrifice mette fin à la sécheresse n’est qu’une pure affabulation, et tout aussi superstitieuse que la légende en laquelle ils ne croient pourtant plus. L’humain dans toutes ses contradictions. En faisant des villageois des ingrats fanatiques qui ne réalisent même pas que l’homme dont ils menacent l’épouse les a protégés d’un déluge pendant 3 ans, la charge contre les pires travers humains devient évidente, et la fin n’est plus une surprise.

La masse ignare et brutale
C’est donc une fable sociale très réussie, qui sait se montrer légère et sombre à la fois. Si le côté théâtral est forcément présent avec de longues tirades, le film n’en souffre pas car il n’est pas statique et glisse également de belles scènes muettes, comme toute l’introduction dépeignant l’arrivée de Yamasawa. D’ailleurs, le film est d’une beauté plastique à tomber par terre, avec des paysages naturels absolument sublimés par la lumière, et toujours super bien cadrés avec beaucoup de profondeur de champ, montrant par exemple en arrière-plan la petitesse du village depuis les sommets des montagnes, rendant certains plans vertigineux. Les décors sont imposants, et le réalisateur sait retranscrire l’insignifiance de l’être humain qui est telle une fourmi dans l’immensité de la nature, ce qui renforce le sentiment que ce monde n’est pas juste à nous. La beauté renversante de certains plans peut revêtir un caractère intimidant tant les panoramas paraissent grandioses et inhospitaliers. Cela colle parfaitement avec la thématique du film sur l’humilité nécessaire pour apprivoiser la nature et avoir une place en ce monde. Une place qu’on ne peut pas juste ravir sans en subir les conséquences.

Des décors à tomber
Outre les plans magnifiques, les costumes ne sont pas non plus en reste avec de belles tenues chatoyantes pour les divinités (parfois un peu grotesques pour les yokaï de bas étage, mais c’est leur nature même qui veut ça, et non de mauvais choix artistiques). La musique est également assez originale puisqu’elle reprend des thèmes connus comme « une nuit sur le mont chauve » du compositeur russe Modeste Mussorgsky ou « des pas sur la neige » de Claude Debussy, mais à la sauce du compositeur Isao Tomita spécialisé dans la musique électronique. Cela peut sembler un choix curieux mais le résultat fonctionne très bien, les sonorités étranges du synthétiseur conférant une atmosphère iréelle qui se marrie bien avec la présence du surnaturel. En mélangeant des compositions aussi variées que celles de Debussy ou Mussorgsky, la bande son ponctue toujours avec justesse les moments dramatiques ou plus comiques.
La princesse dragon et son cortège font leur entrée sur une réinterprétation du mouvement « le vieux château » de Modeste Mussorgsky par Isao Tomita
Quant aux acteurs principaux, ils sont également très convaincants. Tsutomu Yamazaki (Akira) et Gō Katō (Yamasawa) ont un jeu subtil et juste, jamais outrancier. Quant à Tamasaburô Bandô, le fameux acteur kabuki, il varie son jeu. Pour jouer Yuri, il est tout en retenue et en fragilité féminine (au point qu’on y croit, même si évidemment on devine que c’est un homme physiquement). Tandis que pour jouer Shirayuki, divinité frustrée et à l’humeur changeante, il se lâche un peu plus dans l’outrance théâtrale (comme ses compagnons acteurs incarnant les yokaï) mais cela colle parfaitement à l’ambiance plus irréelle et fantasmagorique du monde des esprits.
Les effets spéciaux de Nobuo Yajima sont également impressionnants, à l’exception d’un ou deux plans qui trahissent leur âge. Ils sont relativement rares et plutôt concentrés lors de l’inondation finale où ils sont carrément bluffant. Même en sachant que des techniques d’images composites (via une tireuse optique) ont été utilisées ou des miniatures construites, sur plusieurs plans l’eau semble réellement déferler en d’immenses vagues mortelles sur un village en panique, rasant des maisons et couchant des arbres. Le degré de détails des miniatures intégrées aux plans montrant des villageois témoigne d’un véritable travail d’orfèvre tant il est impossible de reconnaître qu’il s’agit de maquettes. Impressionnant pour un film de 1979.

La bizarrerie féérique des créatures de l’étang
En conclusion, L’ÉTANG DU DÉMON est certainement l’un des plus beaux films « folkloriques » japonais. Je vous avais déjà parlé de films sur les yokaï ici mais ceux-ci sont moins grandioses, plus orientés « cinéma de genre » ou série B de divertissement. Tandis que le film de Masahiro Shinoda se hisse sans problème parmi les grands films du genre, plus universel malgré la présence de folklore local, visible par toute la famille, et qui supporte encore très bien le poids de son âge.
Un grand merci pour cet article captivant qui a éveillé mon intérêt pour ce film. Ce genre d’œuvre folklorique me plaît énormément. Je serais ravie de le voir.
Même si je ne les ai pas tous lus, vos articles sur le C.A.P sont vraiment superbes. Vous réalisez un excellent travail pour des passionnés.
Merci beaucoup ! ça fait plaisir de savoir que nos articles sont appréciés.
Et que le film va trouver une autre spectatrice ^^
Il était inédit en France avant sa sortie chez l’éditeur Carlotta films en 2022. D’ailleurs je ne l’ai pas dit dans l’article, je vais ajouter une petite phrase.
Merci pour cette précision, je vais pouvoir scruter le catalogue de Carlotta Films.
J’y trouverai sûrement des oeuvres intéressantes.
Merci Matt.