VAMPIRE SOUS LES SUNLIGHTS
– BRAM STOKER’S DRACULA –
Chronique du film BRAM STOKER’S DRACULA
Rubrique VAMPIRE SOUS LES SUNLIGHTS
Date de sortie du film : 1992
Durée : 128 minutes
Genre : Fantastique, horreur, gothique.
Cet article est inscrit dans le cycle dédié aux films de vampires que nous appelons VAMPIRE SOUS LES SUNLIGHTS. Soit un sous-genre à part entière du cinéma fantastique et horrifique qui contient en son sein un panel assez conséquent de films importants.
Nous reviendrons de temps en temps vous présenter d’autres films de la rubrique. Mais chaque chose en son temps. Aujourd’hui, nous retournons en 1992 afin de remettre, sous le feu des projecteurs, cette bonne vieille goule des Carpates vue par le réalisateur du PARRAIN…
Pour entamer la lecture de l’article dans les meilleures dispositions, vous pouvez aussi écouter la magnifique BO en même temps…
Gothique, baroque et romantique :
Une version de DRACULA par Francis Ford Coppola ? Tous les fanas de cinéma fantastique de la planète n’en revenaient pas ! Si le vampire des Carpates avait si souvent été malmené par les petites productions et les réalisateurs laborieux (en dehors de Murnau, Todd Browning, Terence Fisher et Werner Herzog quand même), voilà qu’il était soudain propulsé sur le devant de la scène par l’un des plus grands cinéastes de l’histoire !
Alors que le projet lui a quasiment été quémandé par Wynona Rider, qui cherchait quelqu’un pour adapter un scénario de James V. Hart prévu au départ pour être transposé sous la forme d’un téléfilm, Coppola surprend tout le monde : Il a déjà réalisé l’essentiel de sa filmographie lorsqu’il entreprend le tournage de DRACULA mais c’est la première fois qu’il s’intéresse à un sujet aussi populaire et à un véritable film de genre depuis ses débuts chez Roger Corman et depuis son premier film entant que metteur en scène : DEMENTIA 13 (si l’on excepte l’attraction CAPTAIN EO de Disneyland). À savoir le fantastique et le film d’horreur gothique.
Un château de vampire qui ne fait pas semblant de l’être…
Ainsi, le réalisateur du PARRAIN prend le public à contre-pied en s’éloignant de son style naturaliste habituel pour nous offrir une plongée totalement décomplexée dans le gothique le plus extrême et l’esthétique la plus romantique et flamboyante possible.
Comprenons-nous bien : Si nous parlons de naturalisme à propos de Coppola ce n’est pas au sens documentaire du terme, tant sa mise en scène est lyrique et sophistiquée, mais parce que ses sujets sont, jusque là, dénués de tout élément surnaturel.
Nonobstant, s’il a délaissé cet univers depuis les années 60, à l’époque où il était l’assistant de Roger Corman, notamment sur le cycle des adaptations d’Edgar Poe, Coppola a constamment œuvré dans le baroque le plus échevelé. C’est ainsi que son DRACULA sera gothique mais, bien plus encore, il sera infiniment baroque !
Le Dracula romantique !
Dans tous les cas, si l’on pouvait s’attendre à ce qu’il soit aussi baroque, il était bien plus surprenant de le découvrir aussi romantique. Car le DRACULA de Coppola est gothique, baroque, mais surtout, il est romantique !
Cessons de tourner autour du pot : le père Francis Ford nous a troussé là une bobine tautologique bourrée à craquer d’images inouïes et d’émotions fortes. Et pour assurer le spectacle, il nous a déroulé ses 128 minutes de métrage en les gorgeant d’une déferlante de références artistiques, à tel point qu’il est possible d’en découvrir de nouvelles à chaque visionnage. Nous allons essayer d’en relever les principales, qu’elles soient de l’ordre de l’Histoire de l’art, du cinéma ou même de la musique.
La première fois que l’on regarde le film, on aurait tendance à n’en voir que la surface. Le cinéaste joue à la fois sur de fulgurantes images horrifiques et sur la composition hallucinée de Gary Oldman. Il imagine un Dracula inédit et maniéré, aux multiples facettes, passant du vieil aristocrate caricaturalement précieux (et bizarre ! (et bizarrement accoutré !)) à la bête sauvage et sanguinaire, pour au final incarner un prince superbement romantique dans la grande tradition du XIXème siècle.
Mais aussi : Un Dracula très… spécial (et protéïforme) !
Oldman domine la distribution à égalité avec Wynona Rider tandis qu’étrangement, le grand Anthony Hopkins cabotine à l’excès pour finalement composer un Van Helsing n’ayant rien à voir avec celui du roman. Quant à Keanu Reeves, futur héros de MATRIX, il est tout simplement inexistant de charisme en jouant un bien pâle Jonathan Harker. En revanche, Tom Waits est épatant en Reinfield et Sadie Frost interprète une Lucie d’un érotisme à fleur de peau « positivement indécent », pour reprendre les termes du personnage de Mina !
Mais la principale richesse du film se trouve ailleurs. Plus précisément, il faut regarder attentivement du côté de sa mise en scène et de son imagerie foisonnante, car c’est là que l’on va y dénicher son principal trésor, à savoir son vaste champ référentiel…
La bande-annonce originelle, très complète, avec une musique différente de celle du film.
Un Siècle de Cinéma :
Au niveau des références, on va commencer par ce que Coppola connait le mieux, c’est-à-dire le cinéma ! Son film cite directement certains passages des précédentes adaptations, notamment le DRACULA de Todd Browning (1931, période UNIVERSAL) et ceux de John Badham et de Werner Herzog (sorti tout-deux en 1979), en faisant “réciter” au personnage des passages célèbres entendus dans les films précédents de la bouche de Béla Lugosi, Frank Langela et Klaus Kinski, notamment “Ils sont les enfants de la nuit” (lorsque Dracula écoute avec délectation le hurlement des loups) ou “Je ne bois jamais de vin”… Ensuite, comme le cinéma est constitué d’images mais aussi de sons, et par extension de musique, la longue scène introductive cite explicitement le thème principal du CAUCHEMAR DE DRACULA de Terence Fisher (période Hammer), composé initialement par James Bernard en 1958.
Bien évidemment et en premier lieu, le jeu d’ombres-portées qui n’en font qu’à leur tête nous ramène directement à la version initiale, celle du NOSFERATU de Murnau (1925), dont l’expressionnisme somptueux mettait en avant ces grandes déferlantes de noir…
Au royaume des ombres…
… les vampires sont rois !
On parlait de la Hammer avec LE CAUCHEMAR DE DRACULA. Mais, au détour d’une autre scène, alors que le pauvre Jonathan Harker tente de survivre au cœur du château de Dracula, en proie à ses trois concubines maléfiques que nous avons coutume de nommer les succubes, Coppola cite de manière plus surprenante un autre film du studio gothique anglais, à savoir LA GORGONE, réalisé par Terence Fisher en 1964. On peut ainsi apercevoir, au détour d’un plan assez court, les cheveux d’une succube s’animer en forme de serpent, alors qu’elle se dresse soudain, prête à fondre sur sa proie…
Quand les succubes ont un air de gorgone…
Si la sensibilité artistique de Coppola adopte presque instinctivement un style outrageusement baroque, il imagine par ailleurs toute une galerie de décors majestueux qu’il va pimenter d’une série d’effets spéciaux pour le moins surprenants puisqu’ils vont être puisés dans toute l’histoire du cinéma, tout en tournant le dos aux effets numériques de leur période contemporaine ! Le cinéaste regarde en arrière et convoque la savoir-faire en matières de trucages de ses ainés depuis George Méliès, parvenant au passage à palier à un budget relativement modeste pour un film de cette envergure, tout en offrant à chacun de ses plans une imagerie universelle et une poésie noire qui coule de source comme le sang jaillit soudain du calice sacré que brandit Dracula au moment où il promet de se réveiller du royaume des morts ! Ainsi, dans le prologue, la bataille sanglante qui oppose Dracula à l’armée turque est tournée dans un petit théâtre miniature, quasiment en ombres chinoises, avec des marionnettes en arrière-plan et des filtres de couleur rouge pour masquer l’absence de décor. Et le résultat est extrêmement réussi !
La magnifique bataille épique en carton et ombres chinoises !
Et l’on continue encore au rayon des citations et des œillades adressées à l’époque de DRACULA, le livre, avec notamment un hommage au Cinématographe (qui fut créé un an avant la parution du roman), lorsque le vampire découvre le procédé à son arrivée à Londres. Coppola filme alors certains plans de la scène avec une caméra Pathé d’époque (on y voit les personnages, filmés en près de vingt images par secondes, marcher en accéléré comme dans les films des Frères Lumière et ceux de George Méliès), l’occasion d’enchainer toute une galerie d’images où le spectateur ne sait plus s’il regarde le film DRACULA où si ce sont les personnages qui regardent des images du Cinématographe !
Du cinéma dans le cinéma…
C’est une forme de régurgitation postmoderne de l’histoire du cinéma fantastique que nous propose le réalisateur, une recherche esthétique exhaustive qui aboutit à un montage d’une liberté et d’une imagination folle (ah ! ces merveilleux fondus enchaînés : l’œil de la queue du paon qui s’efface devant l’entrée du tunnel ferroviaire qui mène à la Transylvanie ; les larmes de Dracula qui deviennent l’océan sous le zoom de la caméra ; les marques de morsures au cou de Lucie qui laissent la place aux yeux étincelants du loup blanc ; les bulles d’absinthe par-dessus lesquelles se substituent les globules rouges du sang de Mina, etc.), pour un résultat où se combinent merveilleusement l’œuvre d’un auteur et le divertissement populaire dans le meilleur sens du terme.
L’œuvre d’un auteur ? Parlons-en : Le souhait du scénariste James V. Hart était de coller au plus près du roman de Bram Stocker (davantage que tous ses prédécesseurs), mais en y ajoutant des variations et, surtout, en remettant au centre du sujet la dimension érotique qui pouvait se lire entre les lignes du roman. Le film de Francis Ford Coppola s’intitulera donc BRAM STOCKER’S DRACULA afin d’insister sur la note d’intention mais développera néanmoins de nombreux éléments qui ne sont pas dans le livre, dont la romance exacerbée entre le comte des Carpates et la jeune Mina (Willelmina Murray de son nom complet).
Monstreusement érotique.
Le film ajoute ainsi tout un pan de la mythologie liée à la genèse du roman de Stocker, à savoir la réalité (plus ou moins) historique puisque pour imaginer le personnage de Dracula, l’écrivain s’était inspiré de Vlad Tepès, dit Vlad l’empaleur, ou encore Drăculea (que l’on peut traduire littéralement par fils du dragon). Selon la légende (car il est très difficile de savoir ce qui relève de la stricte réalité historique), ce prince roumain transylvanien (ou valachien selon les sources) massacrait ses ennemis en les empalant mais il aurait également perdu son épouse, laquelle se serait jetée (ou serait tombée) du haut d’une falaise lors du siège de leur château. Ce dernier élément, réintroduit de manière romancée dans le scénario, ancre ainsi, davantage encore que le roman, notre film dans une certaine réalité historique. Ce faisant, le réalisateur en profite pour développer certains de ses thèmes récurrents en offrant au vampire une forme de quête rédemptrice (thématique déjà très présente dans la trilogie du PARRAIN et dans le final d’APOCALYPSE NOW, mais totalement absente du roman de Bram Stocker), mais aussi en marquant son obsession pour le temps (à travers l’errance éternelle et douloureuse d’une âme en quête de son amour perdu). Soit la matérialisation d’un opéra de sons et d’images sur les thèmes de la folie et de la mort, car c’est bien un Opéra que nous offre là le cinéaste, avec ses codes et son final tragique et cathartique. Soit toute une plus-value pour le film en termes de contenu sémantique, absent du matériau littéraire originel, mais déjà présent en filigrane dans toute la filmographie de Coppola…
Dracula au temps de Vlad Tepès…
Une Histoire de l’Art :
Parallèlement, le réalisateur se tourne vers les courants artistiques contemporains de Bram Stocker et encourage ses collaborateurs, costumiers et décorateurs, à s’inspirer des artistes emblématiques du Symbolisme, du Romantisme et de l’Art Nouveau en leur montrant des œuvres de Gustave Klimt, Caspar David Friedrich, Gustave Moreau et Fernand Khnopff. Par exemple, lorsque Dracula revient à son château, à la fin du film, on le voit revêtu d’un costume ressemblant furieusement à celui que porte l’homme du BAISER de Klimt !
L’homme qui a vu l’homme qui a vu Klimt…
Il cite également les courants artistiques contemporains de l’acte de naissance de Dracula (sa conversion au monde de la nuit), à savoir ceux de la Renaissance et du Caravagisme aux 15ème et 16ème siècles. La fresque de la coupole où l’on voit le personnage s’envoler avec sa “promise” évoque par exemple celles du Corrège (1489-1534), peintre de la Renaissance italienne parfaitement contemporain de l’époque consacrée.
En bas, LA VISION DE St JEAN par le Corrège
Enfin et surtout, le portrait qui orne le salon de Dracula au début du film, qui le montre au faîte de sa gloire et de sa jeunesse, est une copie parfaitement assumée du célèbre AUTOPORTRAIT de Dürer, réalisé en 1500 ! On y reconnait parfaitement les inscriptions étranges ainsi que la posture du peintre et la manière originale dont il avait alors représenté l’écart entre les doigts de sa main droite.
Ces citations artistiques, nombreuses, fluides, foisonnantes, participent à une volonté d’ancrer cette adaptation dans un courant postmoderne et de puiser à la source de l’art comme une communion naturelle et une exigence culturelle dans laquelle le fond et la forme s’unissent en un tout unique et fédérateur.
À gauche : Dracula. À droite : l’AUTOPORTRAIT de Dürer.
Ajoutez à tout cela une histoire d’amour entre la Belle et la Bête aussi improbable mais évidente que dans le film de Jean Cocteau ou même que dans KING KONG, où quand l’amour pour une créature monstrueuse devient monstrueusement romantique, et vous pouvez difficilement espérer mieux pour un film de ce genre populaire issu d’un grand studio hollywoodien.
Enfin, puisqu’il n’existe guère de grand film sans grande bande-son, la musique lugubre, lyrique et envoûtante à souhait de Wojcieh Killar, sublimée par le thème hypnotique et romantique de Mina, lequel parcourt le film tel un frisson délicieusement terrifiant, s’impose à son tour comme une réussite de premier ordre. Comme de coutume, elle sera à son tour sans cesse copiée et déclinée, devenant avec le temps un parfait mètre-étalon.
Ainsi, malgré une dernière partie très en deçà des précédentes, quelques erreurs de casting et un soupçon de mauvais goût (dont on peut adorer ou détester la note d’humour, c’est selon), ce BRAM STOCKER’S DRACULA est-il l’une des toutes meilleures adaptations du roman depuis l’existence du 7ème art, l’une des plus riches et, accessoirement, l’un des chefs d’œuvre du genre fantastique, gothique et horrifique.
Dracula vous a à l’œil…
À noter, pour finir, une adaptation sous la forme d’un comic book par Roy Thomas (scénario) & Mike Mignola (dessin), édité chez Delcourt dans deux éditions (couleur et NB). Une transposition très prisée par les fans (notamment pour le dessin racé de Mignola), dans laquelle le scénariste restitue l’essentiel du film tout en intégrant quelques détails disparus au montage, voire puisés directement dans le roman.
VAMPIRES SOUS LES SUNLIGHTS vous donne à présent rendez-vous, tantôt, pour un autre film…
L’adaptation officielle en comic book. Notez, à droite, le costume du BAISER de Klimt !
See you soon !!!
Un superbe film, parfois incompris que certains trouvent kitsch. Il faut dire que certains effets pouvaient déjà paraitre datés à l’époque (les maquettes, tout ça) mais d’une part c’était je pense volontaire pour coller à un type de cinéma gothique passé de mode, et d’autres part beaucoup d’effets spéciaux ont été réalisés devant la caméra même, et pas en post production, en utilisant parfois des vieille techniques du cinéma muet. Personne n’en parle de ça.
Alors oui ça donne un côté daté au film mais aussi « réaliste » dans le sens où on ne subit jamais des effets visuels mal incrustés. Aucun n’est incrusté justement^^ Sauf je crois l’histoire des flammes bleues mystiques en Transylvanie modifiées en post prod.
Concernant l’adaptation, c’est aussi intéressant parce que c’est à la fois très éloigné du roman à cause de toutes les thématiques ajoutées (le romantisme de Dracula, sa quête d’amour, son affiliation claire avec Vlad Tepes), et à la fois c’est le film qui reprend la narration la plus proche du roman, épistolaire avec plusieurs protagonistes. Ce qui fait qu’après avoir lu le bouquin, on ne peut penser malgré tout qu’à ce film comme représentant fidèle de l’atmosphère de l’histoire. Parfois on est proche de tel personnage, parfois on n’en entend plus parler et on suit un autre point de vue, etc.
En tous cas un grand film, malgré le jeu d’acteur parfois en roue libre (Anthony Hopkins que personne n’a calmé…et Keanu Reeves qui, de son propre aveu même, n’était vraiment pas dans le rôle^^)