La main du démon, le cœur de Bouddha
Chronique de la série : NOISE
Date de sortie : 2017
Auteur : Tetsuya Tsutsui
Genre : Thriller , Drame
Éditeur : Ki-oon
Cet article portera sur NOISE, un autre manga en 3 tomes de Tetsuya Tsutsui, auteur de MANHOLE, PROPHECY et POISON CITY.
L’histoire prend place dans le petit bled paumé de Shishikari qui a récemment vu son économie s’améliorer grâce au succès d’un verger tenu par Keita Izumi qui a créé une nouvelle variété de figues qui fait fureur. Rapidement, un homme se présente à Keita à la recherche d’un travail, et propose ses services au verger. Jun, l’ami d’enfance de Keita lui dit de se méfier car l’homme lui rappelle Mutsuo Komisaka, un violeur et assassin condamné 14 ans plus tôt.
En parallèle, dans les locaux de la police préfectorale d’Aichi, nous apprenons qu’un ancien policier à la retraite a adopté ce détenu pour lui permettre de changer de nom et se réinsérer plus facilement après sa sortie de prison. Il s’agit de ce fameux Mutsuo Komisaka, à présent nommé Mutsuo Suzuki. Cet ancien policier qui a fait ce curieux choix est également porté disparu.
Trailer du manga
Au départ, on ne sait pas trop où l’auteur veut nous emmener. On nous présente le petit village, son conseil municipal, les policiers du coin dont le boulot consiste surtout à enterrer des animaux morts, le commerce florissant local de Keita, ses amis et sa petite fille de 8 ans, et enfin cet homme étrange qui menace de troubler la tranquillité de la petite bourgade. On suppose que l’histoire va se focaliser sur le danger que représente un criminel dans un village paumé seulement défendu par des policiers dépassés, mais assez rapidement (à la moitié du premier tome), le violeur est tué lors d’une tentative d’arrestation par le nouvel agent de police Moriya qui dégénère. Encore une fois, Tetsuya Tsutsui joue avec nos attentes, et il ne le fait pas sans avoir un vrai scénario derrière.
Ce qui va se passer ensuite est le thème principal de l’histoire : pour ne pas détruire la réputation et l’économie du village, la mort du suspect va être dissimulée par Keita et son ami Jun avec la complicité de Moriya, nouvel agent de police novice qui pense pouvoir protéger la communauté ainsi. Si le crime venait à être découvert, ce serait la fin du verger Izumi, de l’économie florissante du village, et donc des projets de construction d’une école et d’un hôpital.

Un criminel qui vient tout chambouler…en se faisant tuer
Seulement voilà : la disparition pure et simple de Mutsuo va devenir un obstacle pour découvrir ce qu’il est advenu de son « père adoptif » recherché par la police d’Aichi. Et rapidement nos 3 complices vont se retrouver face à un inspecteur qui a une enquête à mener. Et quand on fait disparaitre quelqu’un, il y a toujours beaucoup de problèmes auxquels on ne pense pas : s’il venait de loin, il devait avoir un véhicule. Où l’a-t-il laissé ? L’inspecteur ne tarde pas à le trouver et découvre dedans le corps d’une victime de Mutsuo : il s’agit hélas de son père adoptif, son agent de probation. Cette nouvelle est bientôt diffusée dans les médias. C’est là que le titre du manga prend tout son sens « Noise » : Bruit. Comme « bruit de couloir », ou comme « rumeur ».
Les tomes suivants vont, en parallèle de l’enquête de l’inspecteur d’Aichi, aborder le sujet de la réputation du village. Un crime dans un petit village peut causer beaucoup de tort à une économie fragile. L’adjoint au maire suggère qu’il n’y a pas de mauvais publicité et que ce crime qui met leur village en avant dans les médias peut être une opportunité pour parler des produits locaux. Du moment bien sûr que le crime n’a aucun lien avec le commerce local. Mais hélas, c’est un peu le cas puisque Keita dissimule des preuves…et le cadavre d’un assassin.

Un criminel qui ne faisait que prétendre regretter ses actes passés.
Et si Keita se retrouve mouillé, la réputation du village ne sera pas la même. On nous présente là un contexte de vie rural qui, par son nombre d’habitants, est certes moins sujet aux crimes, mais est beaucoup plus facilement affecté par un crime lorsqu’il se produit. Le moindre scandale peut facilement ruiner la commune. Un crime terrible à Paris ? Oui bon ok, et alors ? On suppose que ça arrive tous les jours tant la ville est grande et la densité de population importante. Ça n’empêchera personne d’aller y vivre, ou de visiter. Un crime terrible dans un village de 500 habitants ? Et le patron du commerce principal du village est impliqué ? Aïe.
Comme toujours avec Tetsuya Tsutsui, les personnages sont humains, travaillés…et il est difficile de leur jeter la pierre (enfin, le violeur sadique, si !) Mais on comprend ceux qui dissimulent un crime pour protéger leur vie, leur gagne-pain, leur village entier. Et on comprend aussi la police qui veut faire la lumière sur toute l’affaire. C’est la spécialité du mangaka de nous présenter 2 camps ayant chacun leur légitimité et d’en tirer un drame social intéressant.

3 complices face à la brigade criminelle
Tetsuya Tsutsui est capable de vous faire comprendre le communautarisme. Attention, on ne parle pas de communautarisme racial là, mais de gens soudés pour s’assurer un avenir. Au travers de plusieurs personnages, l’auteur nous fait comprendre pourquoi la police est perçue comme l’ennemi par les habitants. Que ce soit avec les villageois qui ont pu assurer un avenir à leurs enfants en les envoyant à l’université grâce à la redynamisation de la région via le verger de Keita, les agents du ministère de l’agriculture qui proposent une subvention au village, ou le vieux paysan qui raconte comment, en revenant des mines de Sibérie, la police l’a empêché d’enseigner ou de se remarier sur de vagues soupçons anti-communistes.
Le lecteur comprend ces gens. Surtout ceux qui savent que Mutsuo est mort. Il ne représente plus une menace, et par conséquent la police ne sert plus à rien et ne fait que salir la réputation du village. Ils ne font plus que du bruit.
Seulement voilà, la police ignore que Mutsuo est mort et agit donc également dans le but de protéger d’éventuelles victimes d’un assassin en cavale. Bien sûr je ne vous révèle pas tous les rebondissements, il y a divers personnages qui vont vouloir profiter de la situation et ça va dégénérer. Il vous faudra lire pour le découvrir.

Un autre mort : ça dérape complètement
La maxime « la main du démon, le cœur de Bouddha » est mentionnée à un moment de l’histoire. C’est une expression qui signifie qu’un acte en apparence cruel et répréhensible peut avoir un objectif altruiste. Et tout le long nous sommes justement face à des situations où les personnages n’ont jamais de mauvaises intentions mais se retrouvent à commettre des actes illégaux. La maxime résume très bien ce manga qui joue encore (comme avec PROPHECY) avec nos repères moraux. Ce que j’aime chez cet auteur, c’est qu’il ne joue pas les moralisateurs. Il nous pousse à nous faire notre propre avis. Il se contente (et c’est déjà beaucoup) de donner des raisons à chacun pour justifier leur comportement. Et ensuite, le lecteur choisira si c’est acceptable ou non.

L’agent Moriya ne va pas supporter la pression
Mais l’histoire ne s’arrête pas là, puisque même si on estime que certains personnages ont fait des erreurs, l’auteur nous raconte comment ils continuent à vivre malgré leurs erreurs, comment ils s’adaptent, comment ils essaient de réparer tant bien que mal une situation qui leur échappe. Ce qui rend beaucoup plus difficile tout jugement (sauf peut-être pour d’éventuels lecteurs moralisateurs à l’esprit étroit comme certains internautes toujours prêts à jouer les chevaliers blancs boursouflés de principes naïfs et qui n’ont jamais eu à prendre une décision difficile de leur vie. Mais l’auteur ne s’adresse pas à eux, d’ailleurs il a déjà bien démontré ce qu’il pensait d’eux dans PROPHECY). Les situations que met en place l’auteur illustre surtout la complexité de la nature humaine et incite le lecteur à douter des jugements à l’emporte-pièces qu’il serait tenté de porter envers les personnages.

Réalité ou mise en scène pour brouiller les pistes ?
En ce qui me concerne, c’est encore un succès pour Tetsuya Tsutsui qui nous offre là une histoire à la fois divertissante et humaine comme seuls les mangakas en ont le secret. Peu d’action, un criminel éliminé dès le début, une histoire sur les conséquences d’un crime et non sur l’enquête, centrée sur les rapports humains et les contraintes d’un mode de vie. Et ce n’est jamais ennuyeux. C’est même passionnant. D’une part parce que les rares passages liés à l’enquête policière qu’on nous présente sont parsemés d’idées brillantes comme par exemple le fait que la ficide, une authentique enzyme digestive contenue dans les figues abime la peau et peut effacer les empreintes digitales des mains des suspects. Et d’autre part parce qu’on ressent la tension et les enjeux que ces situations engendrent, on ressent l’injustice des lois, mais la nécessité malgré tout qu’elles existent pour prévenir les dérives. Nous sommes face à des situations complexes que les institutions humaines ne peuvent résoudre sans se montrer injuste et cela donne lieu à des portraits de personnages passionnants, des émotions contradictoires frustrantes, de la colère, de la tristesse. Et donc une sacré bonne lecture qui ne laisse pas indifférent.

Où est la frontière entre bien et mal, entre l’égoïsme et le bien commun ?