Le pays va mieux…que l’année prochaine
Chronique de la série : PROPHECY
Date de sortie : 2012
Auteur : Tetsuya Tsutsui
Genre : Thriller , Drame
Éditeur : Ki-oon
Aujourd’hui nous allons parler du manga PROPHECY de Tetsuya Tsutsui publié en VF en 2012 chez Ki-oon. Après le thriller proche de l’horreur MANHOLE et avant le pamphlet critique POISON CITY, Tetsuya Tsutsui signait ce PROPHECY qui nous intéresse ici, un manga policier sur fond de critique sociale en 3 tomes.

On connait la face « culture populaire » du Japon. Les animes, les mangas, les figurines. Ou le volet touristique : son contraste entre les mégapoles énormes et les petits villages et temples sortis tout droit d’une autre époque. Mais le Japon, c’est aussi un des pays avec le plus fort taux de suicide. Et leur monde du travail est un des plus impitoyables. On se plaît à croire qu’ils sont exemplaires et sont dévoués à leur société. Mais derrière ce voile de civilité, comme dans beaucoup de pays, il y a un paquet de travailleurs pauvres exploités et écrasés par le système qui les prive de toute vie sociale.
PROPHECY démarre avec une enquête liée à la cybercriminalité. La jeune inspectrice de police Erika Yoshino, membre d’une brigade spécialisée, plutôt ambitieuse et un brin arrogante se retrouve à s’occuper de l’affaire Paperboy. Paperboy, c’est le pseudonyme d’un internaute qui publie des vidéos pour annoncer des actions vengeresses. Il dissimule son visage derrière un masque en papier journal (d’où le nom Paperboy) et se livre à divers actes criminels pour rendre justice. Il prend pour cibles des gens qui ont des choses à se reprocher, comme une chaîne de restauration responsable d’une intoxication alimentaire qui nie ses responsabilités, un ancien étudiant qui prétend qu’une fille qui suit un mec n’a pas à se plaindre de se faire violer, un recruteur qui humilie sur le net un candidat qui passe avec difficulté un entretien d’embauche après une longue période d’inactivité ou encore des activistes environnementaux racistes qui se réjouissent de la mort de pêcheurs japonais lors d’un tsunami. La plupart de ces comportements sont légitimement révoltants.

De vraies injustices pointées du doigt
Cela dit, les punitions que Paperboy leur réserve semblent trop belliqueuses pour que le lecteur approuve pleinement ce genre de rétribution totalement illégale. Cependant, ce n’est pas l’avis des internautes qui, au fil du temps, après avoir simplement pris Paperboy pour un imbécile qui veut se faire remarquer, vont le soutenir dans ses actes.
Tout démarre donc avec cette traque d’un homme qui joue les « justiciers » mais prend pour cible des gens qui ne semblent pas l’avoir blessé lui, mais des personnes au hasard. Il s’arrange surtout pour créer le buzz sur Internet en tirant parti de la beauferie des internautes capables de s’extasier devant une vidéo de passage à tabac d’un homme, bien planqués qu’ils sont derrière leur écran chez eux. On sent poindre la critique des réseaux sociaux au milieu d’une enquête policière.
On pense un moment que le « méchant » sera ce Paperboy même si son côté vengeur masqué qui dénonce de réels problèmes nous le rend un minimum sympathique. Je dis un minimum car il est évident que ses actes vengeurs sont complètement illégaux. Seulement voilà, à la fin du premier tome, on apprend qui il est, d’où il vient et qui sont ses complices. Il s’agit de quatre personnes venues d’un milieu très défavorisé qui ont été traités comme des esclaves en tant que travailleurs journaliers.

Paperboy, un imbécile ou un être complexe ?
Pour les curieux, la pauvreté urbaine au Japon revêt divers aspects. Comme celle des yoseba (marchés du travail journalier) qui sont des lieux désolés, comme laissés à l’abandon au sein desquels les règles de la société japonaise ne sont plus respectées et encore moins le code du travail. Ici, pas de CV, de contrat de travail, de fiche de paie, rien. C’est du travail au noir dans les pires conditions et si vous mourez, on vous remplace. Nos quatre personnages ont perdu ici un ami très cher et se sont ligués pour assassiner leur patron. Chacun à leur tour, afin que tous soient responsables, ils se sont passé une pelle pour achever leur bourreau. Suite à ça est né Paperboy, ce personnage insoumis en croisade contre les injustices sociales. On le devine capable du pire et en même temps on comprend sa colère. Et c’est sur ce sentiment ambigu envers ce personnage qui exhorte les gens à préserver leur dignité que s’achève le premier tome. Je ne vous ai pas spoilé toute l’histoire, le mystère entourant Paperboy est vite dissipé.
Le début du manga est donc efficace mais pourra peut être rebuter les réfractaires aux nouvelles technologies puisque Tetsuya Tsutsui prend bien la peine de décrire des techniques de traçage utilisées par la police pour remonter à la source d’émission des vidéos. On nous parle donc d’adresse IP, de clé WEP pour le wifi, de token OTP (one time password), de PC zombie (ordinateur piraté à distance dont le hacker prend le contrôle) que le criminel maitrise pour brouiller les pistes, etc. En tant que technicien informatique moi-même, cela ne m’a pas dérangé, d’autant que contrairement à certains films qui racontent n’importe quoi pour se la jouer « technique » et dans lesquels des types piratent des serveurs de la NSA en 10 secondes, ici c’est beaucoup plus réaliste. Et c’est ça le truc ! Il faut surtout y voir un souci de réalisme de la part de l’auteur qui nous expose les moyens techniques existants et les failles exploitables même pour des individus démunis. Au Japon, on peut louer un « box » d’à peine 2 ou 3m² avec un PC, un accès internet pour 1700 yens (environ 13€) la nuit. C’est dans ces conditions qu’opère Paperboy, ce qui renforce aussi l’aspect « accessible » pour quelqu’un d’intelligent de déclencher le chaos via Internet.

Les travailleurs journaliers : des employés guère mieux traités que des esclaves
Il reste quand même à savoir quel est le but de Paperboy. Répandre le chaos ? Devenir une star sur le net pour satisfaire son ego ? Eh bien non. C’est là que le manga est fort. Tsutsui est certes assez dur envers les entreprises et certains fondements de la société japonaise, mais il n’épargne pas du tout le citoyen lambda derrière son écran. Il s’attaque à la tendance perverse des internautes en manque de scandales à lapider des hommes à terre au travers de commentaires haineux. Mais Paperboy semble trop intelligent pour juste chercher à mobiliser des internautes frustrés contre un restaurateur qui aurait mis des cafards dans ses plats. Quelque chose cloche.
Face à la montée de la popularité de Paperboy, les politiciens réagissent et proposent une certaine forme de contrôle de l’information diffusée sur Internet. A travers ce nouvel élément, Tsutsui dresse un portrait de la manipulation des médias avec des gens payés pour réagir favorablement à un projet de loi afin de construire de toutes pièces une opinion publique. Il s’agit de la fameuse loi ACTA, un traité international multilatéral sur le renforcement des droits de propriété intellectuelle qui est vivement critiqué pour cause d’atteinte à la liberté individuelle (il serait par exemple quasiment interdit de prêter un film à un pote, il faudrait lui dire de l’acheter). Le Japon a ratifié cette loi en 2012. Paperboy semble se réjouir de la tournure des évènements car il avait semble-t-il prévu les conséquences de ses agissements et détient de quoi décrédibiliser le député responsable de ce projet.

Paperboy ira jusqu’à inquiéter les politiques
Cela dit, les motivations de Paperboy resteront mystérieuses jusqu’à la fin. Je me garderai de vous les révéler. Pour ma part, elles ne m’ont pas entièrement convaincu mais ce que je retiens surtout ce sont les moyens utilisés pour parvenir à ses fins. Au travers des agissements de son justicier violent, l’auteur aborde non seulement les injustices sociales, l’abus de pouvoir, les dangers d’Internet, les comportements irresponsables des internautes qui retournent leur veste comme si n’importe quel drame était un divertissement, ainsi que les magouilles des politiques. C’est une critique massive de tous les aspects pervertis de notre société.
Concernant les motivations de Paperboy, je disais qu’elles ne m’ont pas trop convaincu parce qu’elles ont un rapport avec la façon dont il a manipulé la police pour son propre intérêt. Même si on suppose qu’il a cherché leur assistance par ce biais parce qu’aucun flic n’aurait pu (ou voulu) mobiliser les moyens nécessaires pour l’aider s’il n’y avait pas eu la résolution d’une affaire de terrorisme à la clé, on se dit que c’était beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Et que Paperboy est trop malin pour être un personnage à 100% crédible. Donc pour ma part, même si Paperboy dément le fait d’avoir fait tout cela pour se venger de la société, je ne peux m’empêcher de penser que c’est un peu le cas tant il conserve malgré tout un esprit révolutionnaire avide d’exposer au grand jour toutes sortes de magouilles à divers niveaux hiérarchiques.
Au-delà de cette intrigue, Tsutsui n’oublie pas de faire vivre ses personnages. Les membres du quatuor « Paperboy » sont des êtres humains qui ont leurs problèmes, leurs regrets, leurs faiblesses. Le cerveau du groupe lui-même s’exposera en ne résistant pas à l’envie de pousser un jeune mis en position humiliante par la police à se rebeller, à ne pas se laisser marcher dessus. Un autre voudra laisser tomber leur projet à cause d’une fille et prendra contact avec la police. Face à eux, la belle inspectrice Erika est un personnage assez savoureux. Très intelligente, elle est aussi aimable qu’une porte de prison et sa franchise donne lieu à des scènes assez amusantes. Comme lorsqu’elle répète à haute voix dans un bar sans le moindre tact la déclaration gênante d’une victime de Paperboy qui avouait discrètement s’être fait introduire un objet dans le rectum. C’est sa façon à elle de déstabiliser ou punir ses interlocuteurs. Au final, si elle nous semble assez rigide et orgueilleuse au début, elle va nous devenir sympathique et plutôt drôle par son côté sans gêne.

Badass Erika et ses équipiers
Elle va aussi se mettre à « admirer » ou du moins reconnaître le talent et les convictions de Paperboy qu’elle considérait à tort comme un imbécile au début alors qu’il se montre capable de mettre à mal les puissants sans faire couler une goutte de sang. Leur rapport de force va d’ailleurs évoluer de manière intéressante à la fin. Les deux subalternes de la belle sont aussi assez sympathiques même si plus effacés que leur patronne.
Ce qui domine dans ce manga, c’est donc cette critique acerbe de la société mais malgré tout également une absence de manichéisme. On ne peut pas vraiment excuser les agissements des terroristes « Paperboy » mais malgré tout, leurs actions contre des manipulateurs sans vergogne, des patrons cruels et autres dérives médiatiques sont assez jouissives. Surtout qu’elles sont pour la plupart non-violentes et bien orchestrées. Mais nos « justiciers » vont commettre des erreurs. Car ce sont aussi des individus perdus, sans espoir en l’avenir, qui ont fait des erreurs et ont des regrets.
De même du côté de la police, bien qu’Erika symbolise des valeurs d’ordre opposées à l’avatar du chaos Paperboy, elle va finir par respecter son adversaire et aura quelques problèmes à accorder sa protection à certaines victimes « légalement innocentes » qui sont cependant d’abjects individus.
De même, Tsutsui donne, comme dans son POISON CITY, des arguments et des justifications crédibles aux deux camps : les minorités persécutées qui ne peuvent compter que sur elles-mêmes, et les autorités qui dénoncent le danger de se faire justice soi-même et d’inspirer des imbéciles à en faire de même pour des raisons douteuses. Ainsi Tsutsui nous incite davantage à réfléchir en exposant tous ces dysfonctionnements de société et les difficultés de certaines populations plutôt que de nous matraquer ce qui est bien ou pas. On n’a donc pas la désagréable impression d’un propos orienté qui éluderait certains problèmes (ça, c’est la spécialité des politiciens justement).

Critique médiatique, omniprésence d’Internet dans l’enquête, réactions d’internautes qui prennent tout à la légère
Concernant le dessin de Tsutsui, il est sobre et efficace. Il est parfois un peu avare en décors mais son style ne soufre d’aucun problème majeur. Ses personnages sont bien typés et les voitures, le matériel électronique, les diverses architectures bénéficient d’un certain soin du détail. La sobriété vient surtout du fait que lorsque ça ne semble pas nécessaire, Tsutsui se dispense de remplir l’arrière plan de ses cases. Mais le résultat final est un style aéré et plaisant, sans être exceptionnel.
On notera une attention particulière accordée au personnage d’Erika avec parfois un niveau de détails destiné à mettre en avant sa beauté, ou parfois au contraire un dessin qui lorgne vers une version « chibi » de son personnage pour renforcer un aspect comique (les chibi sont des mini versions des personnages, avec une grosse tête et des expressions basiques infantilisées pour l’aspect comique). Cela dit, le manga étant réaliste et sérieux, on ne tombe jamais dans la caricature trop prononcée et cette utilisation est rare.
A savoir qu’une suite de ce manga est sortie intitulée PROPHECY THE COPYCAT. J’avoue que je n’ai pas tenu longtemps devant. C’est toujours Tetsuya Tsutsui aux commandes mais uniquement sur le scénario puisqu’il laisse la parte graphique à Fumio Obata. Et j’ai détesté le dessin hyper grossier et obscène de ce dernier qui dépeint des scènes de violences et d’attouchements un peu comme si on était en train de lire un hentaï. Alors que pas une seule fois le premier PROPHECY ne verse dans le choquant gratuit et « spectaculaire ».

Toute la subtilité d’Erika Yoshino
En conclusion, c’est une série de qualité que Tetsuya Tsutsui nous propose ici. Malgré quelques aspects moins crédibles en rapport avec la trop grande intelligence des personnages, il n’en reste pas moins une série humaniste qui nous fait réfléchir sur les dangers de nos sociétés, des technologies modernes et nous rappelle qu’on vit dans un monde qui privilégie le profit, les apparences, le spectacle au détriment du respect des individus. Et cela sans donner l’impression de pointer du doigt ou de juger les individus qui ne rentrent pas dans la norme (ce serait le comble en même temps avec un sujet de fond pareil, mais pourtant un écueil moralisateur pas si simple à éviter). Le manga assure également un bon divertissement teinté de quelques touches d’humour et d’émotion grâce à des personnages efficaces. Je recommande.