
* RECONSTRUCTION MAN *
– SUPREME, par ALAN MOORE –
Chronique de la série : SUPREME, par Alan Moore
Date de publication originelle : de 1996 à 2000
Auteurs : Alan Moore (scénario) + divers artistes.
Genre : Science-fiction, Super-héros.
Éditeur VF : Delcourt
Semic puis Panini Comics avaient précédemment publié la série en albums souples, 7 tomes au total.
Éditeur VO : Image Comics / Awesome Entertainment

En VF : Deux tomes chez Delcourt.
Cet article porte sur le run d’Alan Moore au sein de la série SUPREME pour la maison Awesome Entertainment de Rob Liefeld à la fin des années 90.
Il couvre les épisodes SUPREME #41 à 56 et les épisodes SUPREME : THE RETURN #1 à 6.
En VF, l’intégralité des épisodes de SUPREME par Alan Moore a été publiée en deux tomes chez Delcourt (le tome 1 regroupe les épisodes SUPREME #41-52 et le tome 2 les épisodes SUPREME #53-56 + SUPREME : THE RETURN #1-6).
Un article complémentaire vous proposera également un retour sur la mini-série JUDGMENT DAY, un autre travail signé Alan Moore pour la même maison Awesome Entertainment de Rob Liefeld.

The All New All Different Supreme !
Tout commence exactement comme avait commencé le premier épisode de Rob Liefeld en 1992 : Suprême, le plus grand super-héros de tous les temps, est de retour sur Terre après des années d’absence. Amnésique, alors qu’il ne reconnait pas sa ville natale apparemment défractée (comme si deux dimensions parallèles se disputaient la même place), il est immédiatement accueilli par plusieurs versions de lui-même, dont une super-souris-suprême…
Très vite, ces avatars l’emmènent dans une autre dimension, celles des Suprêmes, au cœur de la cité Supremacy…
Le rapport avec le début de la version Liefeld s’arrête à son retour sur Terre. Car les versions alternatives de Suprême vont vite lui expliquer le bin’s : Il n’est pas amnésique. Il vient juste d’être créé… Car il est la nouvelle version de Suprême ! La nouvelle itération de la fin des années 90. Toutes les autres versions qu’il rencontre sont des versions antérieures de lui-même, y compris la version super-souris des années 50, y compris la version féminine-noire façon Blaxploitation des années 70, etc. Et donc y compris la version grim’n gritty de Liefeld…
Notre nouveau Suprême est celui du dernier reboot en date, tout simplement !

Hé ! Mais eux, c’est moi !!!
À partir de là, tout son passé, son présent et son avenir, forment une page blanche. Page blanche qu’Alan Moore va s’empresser de remplir, à sa manière !
Le concept méta se dessine alors : Dans le présent, notre nouveau Suprême est le dessinateur de comics Ethan Crane, qui travaille au sein de son éditeur en compagnie de sa scénariste Diana Dane sur le titre OMNIMAN (ce même personnage destiné un jour à devenir le père de… INVINCIBLE !). Ethan se transforme dès qu’il en a l’occasion en Suprême pour combattre les ennemis de la Terre (ou même pour aider la veuve et l’orphelin) en compagnie de son chien-suprême nommé Radar, de ses robots à son effigie les Suprematons, et de sa demi-sœur Suprema ! Tout ce beau monde se réunit dans la Forteresse Suprême, depuis laquelle notre héros crée de nouvelles technologies, enferme les ennemis de l’univers dans des dimensions alternatives, et convoque quand il le faut ses Alliés super-héros pour combattre les menaces planétaires…
Ça c‘est pour le Fond.

Souvenez-vous : Les années 30 !
Pour la Forme, notre nouveau Suprême doit retrouver son passé et ses origines. Et c’est là qu’Alan Moore va reconstruire le personnage en effaçant soigneusement la version Liefeld trash et badass (ancienne itération = caractérisation distincte !). Chaque bond dans le temps, chaque flashback se transforme dès lors en épisode narré, dessiné et mis en couleur selon les canons de l’histoire des comics. Et l’on commence avec l’esthétique de la fin des années 30 !
Le lecteur a compris : Moore efface le passé du personnage selon Liefeld et le retrace selon l’histoire éditoriale du premier super-héros, c’est-à-dire SUPERMAN, mais cette fois en reprenant la même caractérisation ! À chaque fois que Suprême revient sur ses souvenirs, ils sont illustrés selon le principe de la période invoquée. L’épisode est ainsi narré, dessiné et présenté comme étaient les comics de l’époque, avec le même style de couverture, de dessin et de couleurs de jadis, ainsi qu’avec les mêmes naïvetés et le même manichéisme !

Souvenez-vous : Les années 30, 40, 50 !
À charge, au départ, pour les dessinateurs Joe Bennett et Rick Veitch, de se partager la tâche : Le premier en s’accommodant de faire du Rob Liefeld (du super-héros incroyablement moche, vulgaire et hypertrophié, typique des années 90, mais dans sa version la pire), le second en faisant revivre le style de dessin des années 30, puis des décennies suivantes, avec la même patine vintage.
Durant l’intégralité de son run, Alan Moore sera secondé par bien des dessinateurs (dont Chris Sprouse, qu’il emmènera avec lui pour illustrer une série intitulée TOM STRONG dans la lignée de SUPREME), mais l’essentiel des épisodes vintage sera tenu par son ancien complice de la série SWAMP THING, c’est-à-dire Rick Veitch.
Le lecteur peut ainsi lire une histoire de SUPERMAN version Alan Moore à travers sept décennies de publication (depuis les années 30 jusqu’aux années 2000) !

Autre exemple de couvertures vintage, par Rick Veitch.
Un petit détour par les coulisses de l’édition peut nous aider à saisir le concept (n’étant pas docteur es-comics, toutes ces histoires d’editors j’en ai rien à foutre, mais pour une fois non) : Alan Moore avait écrit quelques très bonnes petites histoires pour DC Comics, dont deux très belles dédiées à Superman. Mais il était parti fâché à mort avec l’éditeur, promettant de ne plus jamais travailler avec lui comme il l’avait fait juste avant avec Marvel. Lorsque Rob Liefeld l’approche pour reprendre sa série SUPREME, Alan Moore n’est pas du tout intéressé par cette version moisie de super-héros grim’n gritty, pâle copie abâtardie de son WATCHMEN et du DARK KNIGHT RETURNS de Frank Miller. Seulement voilà : Outre la proposition alléchante de toucher quelque chose comme 10 000 $ par épisode (information à vérifier car je ne suis pas certain de la source), Liefeld propose au génie de Northampton de faire ce qu’il veut avec le personnage et sa série. En gros, il lui laisse une totale liberté artistique ! Profitant de l’opportunité de faire chier par procuration Marvel et DC en travaillant pour l’un de leur principaux concurrents (Awesome Comics), Moore finit par accepter, avec l’idée d’écrire une vraie-fausse mais ultime histoire de Superman (une ultime version de Superman déguisée en Suprême), tout en enrichissant de bout en bout son récit d’un commentaire méta permanent sur l’évolution du medium du comic-book super-héroïque. Bref, plus ambitieux tu meurs !

Le style 90’s…
Le discours méta est donc constant. Le lecteur familier de l’univers de Superman reconnait immédiatement toutes les itérations et références à travers les personnages (Diana Dane = Loïs Lane, Darius Dax = Lex Luthor, Radar = Krypto, Suprema = Supergirl, etc.) et les lieux et autres éléments (Littlehaven = Smallville, Omegapolis = Metropolis, Citadelle Suprême = Forteresse de la solitude, Supremium = Kryptonite, etc.).
Mais tout ceci n’est que la partie émergée de l’iceberg. Car en-dessous, le scénariste injecte plusieurs couches de lecture sur l’évolution des comics en analysant chaque période et chaque transformation depuis les débuts de l’histoire du médium. Ce discours est souvent enrobé d’un humour irrésistible et caustique, Moore ne manquant pas de s’autocritiquer et de se moquer de lui-même dans la phase du Dark-âge dont il est l’un des principaux instigateurs (ne pas manquer le passage où il égratigne tous ces “auteurs britanniques prétentieux et intellos”) !

À gauche : Ethan Crane & Diana Dane = Clark Kent & Loïs Lane.
À droite : Tout comme dans la préhistoire des comics !
Ainsi, les souvenirs de Suprême sont-ils l’occasion de refaire toute l’histoire des comics en passant peu à peu par toutes ses phases et toutes ses périodes, l’âge d’or, l’âge d’argent, l’époque des récits d’horreur juste avant l’arrivée du CCA, etc.
Alan Moore n’en oublie pas pour autant de raconter une histoire au premier degré et les aventures de Suprême au temps présent sont parmi les plus originales et les plus imaginatives de toute son œuvre. Le dernier épisode de son run, soit l’épisode #6 de SUPREME – THE RETURN étant un hommage à Jack Kirby en personne (qui apparait tout bonnement comme le Dieu de cet univers-là !), on perçoit à quel point Moore a tenu à écrire les récits les plus exigeants possibles en terme d’imagination pure. Et chaque aventure de Suprême est donc également l’occasion d’imaginer des concepts et des trouvailles science-fictionnelles souvent incroyablement sophistiquées et poétiques (citons par exemple l’épisode où notre héros retrouve Suprema, retenue prisonnière de Gorrl, galaxie vivante masculine dont l’esprit est tombé amoureux de la jeune sœur de Suprême !).

À la recherche de Suprema !
Le résultat est donc “une proposition du super-héros ultime selon Alan Moore”, dans sa version séminale (c’est-à-dire un super-héros premier degré, raconté au premier degré, et non un pastiche, une caricature ou un détournement dont le scénariste –et ses compatriotes britanniques- étaient jusqu’ici coutumiers). En remontant l’histoire des comics super-héroïques, Moore aura donc déconstruit la figure de Suprême version Liefeld pour la reconstruire version “tous les meilleurs auteurs de Superman” fondus en une seule force de creation ! Et Moore de tenter ici de s’imposer comme l’esprit de synthèse de 70 ans de créations de papier ! Un acte de puissance intellectuelle saisissant au service d’un médium généralement cantonné au seul divertissement superficiel.
Mais pourquoi cette création n’est-elle jamais citée parmi les meilleurs travaux d’Alan Moore ?
Disons que la lecture de son run est parsemée d’éléments pouvant s’imposer comme autant d’étapes pénibles pour un lecteur lambda (non biberonné à toutes les lectures super-héroïques mainstream). Les épisodes vintage, pour commencer, puisqu’ils sont écrits dans le plus pur esprit des comics de l’époque invoquée, sont d’un premier degré infantile totalement assumé. Le contraste qu’ils imposent avec les épisodes contemporains en accentue les naïvetés et la purge narrative. Tout aussi joliment dessinés et candides soient-ils, ces petits récits racontés comme au temps des années 30, 40, 50, etc. sont tout simplement lénifiants, ineptes et tartignolles. Et si j’ai lu à droite et à gauche qu’Alan Moore développait ainsi un hommage vibrant aux comics old-school, j’aurais un avis diamétralement opposé en trouvant qu’il s’amuse au contraire (en essayant de les raconter de la même manière, comme s’il faisait ses devoirs) à démontrer à quel point ils étaient ridicules, tout au moins dans la forme ! Nul doute que le scénariste sait que ces épisodes possédaient une profondeur mythologique indiscutable, mais qu’il y avait du boulot quant à la manière de la développer…

Est-on vraiment sûrs qu’Alan Moore est en train de nous dire que tout ça était génial ???
Les épisodes contemporains, quant à eux, souffrent tout autant du marasme éditorial et de l’univers imaginé par Rob Liefeld : Un univers super-héroïque hardcore, réservé aux fans ultimes de super-héros en slips flashy, aux costumes ridicules et aux patronymes grotesques, aussi fins et subtils qu’une enseigne lumineuse fluorescente pour devanture de boutique porno. Le lecteur de passage qui n’éprouve aucun atome crochu avec cet univers bariolé et vulgaire ne peut pas faire comme s’il ne voyait pas que tout ça est affreusement boursoufflé. Là encore, Alan Moore ne ment pas : Il prend la chose à bras le corps et épouse l’univers dans lequel Suprême est sensé évoluer. C’est-à-dire un univers peuplé de super-héros au sens premier-degré du terme.
Le résultat est donc souvent indigeste, principalement à la première lecture, alors que le lecteur n’a pas encore assimilé le concept du run Alan Mooresque, qu’il n’en distingue que la surface et qu’il fait connaissance avec un univers Awesome Comics aussi digeste qu’une pizza 7 fromages aux pommes de terre napée de chocolat au lait…

La valse des dessinateurs, pour le meilleur ou pour le pire…
Heureusement, comme évoqué plus haut, certains épisodes sont des bijoux de poésie et d’humour (celui qui met en scène le couple présidentiel américain de l’époque –Bill & Hilary Clinton- est absolument irrésistible !), et l’ensemble assure une seconde lecture incomparable, car une fois que le lecteur possède une vision d’ensemble et qu’il a saisi toutes les couches de sous-texte, il peut relire le run en se délectant cette fois d’une toute nouvelle façon de voir les choses, oubliant au final tous les éléments de mauvais goût de la version Liefeld.
À l’arrivée, 21 épisodes denses, originaux et ambitieux, illustrés par divers artistes au style parfois très contrasté pour le meilleur comme pour le pire (Joe Bennett, Rick Veitch, Mark Pajarillo, Chris Sprouse, Richard Horie, J. Morrigan, Keith Giffen, Dan Jurgens, Melinda Gebbie, Gil Kane, Jim Starlin, Matt Smith, Jim Baikie, Ian Churchill, Rob Liefeld, avec quelques illustrations d’Alex Ross pour la version recueil), souvent brillants, mais également réservés à un public averti car au départ très hermétiques de par leur contenu super-héroïque mainstream hardcore intrinsèque…

L’épisode exceptionnel où Supreme côtoie le couple présidentiel de l’époque !
That’s all, folks !!!
