MAGNUS NOUS FAIT AVALER LA PILULE
Chronique du fumetti : LES 110 PILULES
Première publication : 1986 (chez L’Echo des Savanes)
Auteurs : Magnus
Genre : Érotique, Drame, Historique
Éditeur VF : L’Echo des Savanes, Hachette, Delcourt
Aujourd’hui on va se pencher sur une BD érotique de Roberto Raviola alias Magnus, un auteur qui vous a été présenté ici.
LES 110 PILULES est une BD de 48 pages au format A4 (qui diffère donc des travaux de Magnus en petit format.) Elle est à ranger dans la catégorie des BD érotiques voire pornographiques.
Magnus n’a pas réalisé uniquement des BD de ce type mais ce sont pourtant bien ses créations adultes qui l’ont fait connaître (assez tardivement d’ailleurs). Dans le domaine de l’érotisme, il a travaillé avec les maisons d’édition italiennes Erregi et Edifumetto actives à partir de 1972 et dont les œuvres érotiques sont arrivées en France par le biais de la filiale Elvifrance. Magnus publiera la série NECRON dans ces BD petit format avant de se lancer dans les 110 PILULES, un projet plus ambitieux lui donnant plus de liberté graphique. Et on verra qu’il en a bien profité pour agrémenter ses planches de détails qu’il ne pouvait pas se permettre de dessiner sur du petit format de poche.
LES 110 PILULES, c’est aussi un souvenir personnel de lycée. C’était ma première BD érotique (prêtée par un copain, qui l’avait piquée à son père…) Béh oui hein j’ai certes connu Internet au lycée mais c’était pas l’époque où on accédait à tout facilement avec nos connexions pourries. Donc la découverte sous format papier d’une BD X, c’était quelque chose. C’est donc avec une approche un peu nostalgique de ma première découverte du sexe en BD que je vais aborder cette chronique.
Les planches magnifiques de Magnus
LES 110 PILULES, c’est une adaptation libre d’un célèbre roman anonyme chinois, le JIN PING MEI, listé comme faisant partie des « Quatre livres extraordinaires » de la littérature chinoise, des œuvres de fiction de la Chine prémoderne communément considérés comme les plus influentes.
Une première liste au début du xviie siècle, sous la dynastie Ming, retient LES TROIS ROYAUMES, AU BORD DE L’EAU et LE JIN PING MEI. Mais une autre liste datant de la dynastie Qing retient les mêmes ouvrages, à l’exception du JIN PING MEI, remplacé par LE RÊVE DANS LE PAVILLON ROUGE. Serait-ce le début de la censure du JIN PING MEI ? En effet il faut savoir que ce livre, réputé pour être sans doute le premier roman pornographique, a été remanié et « nettoyé » (peut être de trucs trop osés ?) au fil du temps. Personne ne connait la teneur d’origine du livre aujourd’hui, sauf peut être les gardiens de la bibliothèque nationale de Chine.
Cette BD adapte en réalité surtout un passage traitant de l’addiction au sexe d’un marchand. On suit l’histoire du marchand Hsi-Men Cheng qui se verra offrir 110 pilules mystérieuses par un moine. Des pilules ayant le pouvoir d’augmenter la vigueur sexuelle (l’ancêtre du viagra en somme.) Mais ce sont des produits puissants dont il ne faut pas abuser. Une pilule à la fois, et seulement durant la pleine lune, lui dira le moine.
Les femmes de Magnus
Vous voyez venir le problème ? Hsi-Men ne saura pas résister à la tentation d’en faire voir de toutes les couleurs à ses 6 magnifiques femmes (Dame Lune, Tournesol, Œil de Neige, Tigre de Jade, Madame P’ing et Lotus d’Or). Il consommera donc trop de pilules en trop peu de temps et en subira les conséquences. La maladie va le frapper, ses organes sexuels vont en souffrir et il finira par en mourir. La BD traite du danger de l’addiction aux plaisirs intenses de la débauche qui se font au détriment de la santé. Sur la fin, Hsi-Men sera dans un sale état et rendra son dernier souffle à 41 ans.
Graphiquement, si on occulte le fait qu’aucun personnage n’a le type asiatique (mais finalement, c’est aussi le cas dans les mangas, non ?), les planches sont de toute beauté. Il y a un énorme travail réalisé sur les décors et costumes. Magnus déploie un talent incroyable pour donner à la BD une atmosphère exotique envoutante. Ce souci du détail se retrouve aussi dans les personnages. Les femmes de Hsi-Men ont toutes des corps et des visages différents. Magnus ne se contente pas de leur donner à toutes le même corps classique de la femme parfaite. L’une est plus maigre, l’autre plus ronde, etc.
Il devient évident au fil des planches et face aux scènes explicites qui ne durent jamais longtemps qu’il y a un réel intérêt à une œuvre de ce genre autre que le simple plaisir de mater du porno. Après tout, de nos jours avec Internet, il est possible de trouver bien plus « généreux » en action dans toutes sortes de web-comics hardcore. Sauf qu’on lit aussi du Magnus pour une atmosphère. Cette BD fait partie de la période « orientale » de l’auteur qui, suite à un voyage effectué en Asie avec une troupe de théâtre, a découvert une culture qui l’a fasciné.
Si on devait reprocher quelque chose à cette BD, c’est que tous les personnages sont odieux. Pas nécessairement toutes les femmes de Hsi-Men, mais à part Lotus d’or, la plus sensuelle et débauchée qui tient un rôle important, les autres sont assez absentes du récit. Certes c’est une BD porno et je me doute que les lecteurs ne cherchent pas l’histoire du siècle dans ces pages, mais il y a un tel soin apporté au dessin et à l’ambiance qu’il est regrettable qu’on ait du mal à s’intéresser aux personnages. En gros, Hsi-Men est le maître, ses femmes lui sont soumises, il est capricieux et orgueilleux, s’entoure d’autres nobles capricieux et orgueilleux et finalement on se fiche pas mal qu’il meure. Vous me direz que c’est sans doute voulu. « On est puni par où l’on a péché. » Mais il manque peut être un personnage plus nuancé qui serait témoin de la chute de Hsi-Men. Ce dernier a bien un fidèle ami qui lui dit adieu sur son lit de mort à la fin, mais il sort un peu de nulle part.
Y a-t-il peut être un personnage plus attachant parmi ses femmes ? A part sa première femme (Dame Lune) qui souffre de la débauche de son mari mais qui reste trop peu présente, et Lotus d’or la jalouse opportuniste, les autres n’ont guère d’intérêt. Lotus d’or est une vraie garce, mais elle semble tenir à son époux (à sa façon tordue.) Elle ira jusqu’à presque le violer quand il est brulant de fièvre pour rester avec lui, accélérant ses problèmes de santé.
En bref on suit une histoire classique avec un graphisme magnifique mais on peut avoir un peu de mal à s’impliquer dans le récit. Le seul aspect qui permet à Hsi-Men d’être un personnage plus nuancé est sa relation avec sa première femme. Hsi-Men l’aime sincèrement et souffre qu’elle le rejette. Lors d’un passage (essentiel et très bien amené d’ailleurs) où elle s’inquiète pour le futur de son époux dont aucune des femmes n’a pu lui donner une descendance, Hsi-Men cessera un instant de penser à ses propres plaisirs et se rapprochera à nouveau de son grand amour. Mais ça ne durera pas car Hsi-Men est un drogué.
L’ombre de la maladie vient frapper le débauché
A noter que cette BD fut censurée en Italie à cause de scènes trop explicites. Et il est vrai que même si Magnus se s’étale pas dans des scènes interminables, on a l’occasion de tout voir : fellations et pénétrations explicites, sodomies, etc (vous noterez que je n’en montre pas trop dans les scans). Après c’était une autre époque. De nos jours, quand on constate que certaines BD dîtes « classiques » peuvent nous en montrer beaucoup (NEONOMICON d’Alan Moore par exemple), eh bien ça choque moins. On se dit qu’il y a 20 ans, certaines BD classiques auraient eu droit à l’appellation « érotique ». Donc le porno des 110 PILULES, ce n’est pas non plus très choquant. Comme je le disais plus tôt, on trouve 1000 fois plus hardcore sur Internet sans chercher bien loin.
Pour les amateurs du genre, c’est en tous cas clairement une vraie bonne BD. Moi, elle m’a fait découvrir un dessinateur de talent et apprécié ses belles femmes…mais je dois avouer que son côté très réaliste et sérieux peut refroidir. On ne nous épargnera pas les aspects moins charmants de la débauche (relations peu ragoutantes) ni les détails de la phase de maladie avec hémorroïdes, couilles enflées, etc. Moins sexy d’un coup…
En BD, j’apprécie davantage le sexe quand c’est plus mignon comme SUNSTONE de Stjepan Šejić ou alors drôle et irréaliste.
Mais que mon ressenti personnel quelque peu mitigé (qui n’engage que moi) ne vous refroidisse pas. Si le conte moral vous plaît ainsi que le dessin, il s’agit d’un incontournable du genre. En tous cas c’est largement au dessus d’une bonne partie de la production du genre. C’est même justement parce que ça transcende les codes de la BD érotique moyenne que ma critique se fait plus exigeante. Je ne peux effectivement conseiller cette BD à un public qui ne chercherait qu’une lecture « à une main. » Ce n’est sans doute pas assez généreux à ce niveau. Il y a une vraie volonté d’établir une atmosphère et de raconter une histoire, avec la bonne moitié des planches qui ne montrent rien de sexuel. Ce n’est pas forcément le chef d’œuvre que sa réputation peut avancer, mais c’est une solide BD tout de même.