
* L’ÂGE DE LUMIERE *
– TOM STRONG PAR ALAN MOORE –
Chronique de la série : TOM STRONG
Date de publication originelle : Série publiée mensuellement de juin 1999 à mars 2006. Soit trente-six numéros (issues #1-36)
Auteurs : Alan Moore (scénario), Chris Sprouse (dessin), Karl Story (encrage) + divers auteurs & artistes.
Genre : Aventures, Science-fiction, super-héros.
Éditeur VF : L’intégralité de la série a été publiée en VF par Urban Comics en deux très gros (et très lourds) tomes (respectivement 536 et 488 pages).
Semic puis Panini Comics avaient jadis commencé à publier la série en albums souples, sans jamais terminer leur travail (il y manquait tout le contenu du tome 2 publié par Urban)…
Éditeur VO : America’s Best Comics / Wildstorm / DC Comics

Le sens de la famille.
Cet article porte sur l’intégralité de la série TOM STRONG par Alan Moore.
Dans la 1ère moitié des années 2000, Alan Moore avait fondé sa propre ligne de comics au sein de la compagnie Wildstorm. Un label nommé ABC (America’s Best Comics !), qui lui offrait une totale liberté de création et dans lequel il s’impliqua à fond à travers quatre séries principales (LA LIGUE DES GENTLEMEN EXTRAORDINAIRES avec le dessinateur Kevin O’Neil, PROMETHEA avec J.H. Williams III, TOP TEN avec Gene Ha et TOM STRONG avec Chris Sprouse), ainsi qu’une poignée de séries anthologiques souvent coécrites avec quelques confrères (TOMORROW STORIES par Alan Moore et divers dessinateurs, TOM STRONG’S TERRIFIC TALES coécrit par Alan Moore et Steve Moore et TERRA OBSCURA coécrit par Alan Moore et Peter Hogan).
Hélas, à son insu, Wildstorm fut racheté par DC Comics, éditeur avec lequel Moore avait juré de ne jamais retravailler. Il boucla ainsi toutes ses séries avant de claquer la porte, emportant avec lui LA LIGUE DES GENTLEMEN EXTRAORDINAIRES, qu’il souhaitait poursuivre en aval.

Lorsque l’on fait du neuf… avec du vieux !
Au cœur de la ligne ABC comme dans toute l’œuvre d’Alan Moore, TOM STRONG occupe, avec le recul, une place toute particulière.
Cette création est en effet l’une des seules à s’écarter du principe de déconstruction et de reconstruction des super-héros, chère à l’auteur de WATCHMEN, et l’une des seules à échapper totalement à l’orientation sombre et moniste (anti-manichéenne) qui jalonne toute son œuvre.
La parenthèse ABC est de toute manière la période la plus optimiste de tout le parcours d’Alan Moore et, au milieu de cette salve de publications brillantes, TOM STRONG est encore la plus lumineuse et la plus enjouée. Elle n’en est pas moins aussi ambitieuse que les autres et elle est d’ailleurs la plus clairement orientée vers le concept qui occupe tout particulièrement Moore à ce stade : L’hommage, l’énumération, la synthèse et la remise en perspective de toute l’histoire des comics super-héroïques, à commencer par ses géniteurs directs : les romans de l’ère victorienne (à l’origine du genre steampunk), les pulps et les premiers comics d’aventure et de science-fiction.

Ça commence comme dans TARZAN….
Moore avait commencé à se pencher sur la question dans les années 90 alors qu’il réalisait ses travaux de commande pour l’éditeur Image Comics. Une série comme SUPRÈME (déjà en partie illustrée par Chris Sprouse), par exemple, était dédiée à cette rétrospective, ce passage en revue et cette régurgitation postmoderne de l’histoire des comics. Mais TOM STRONG marque une étape dans l’œuvre du barbu de Northampton car l’approche ne passe ici par aucune phase de déconstruction du mythe et ce dernier est au contraire embrassé de la manière la plus directe, la plus pure et la plus sincère qui soit.

Aventures et super-héros !
Tom Strong est donc l’archétype du super-héros. Un champion de la justice. Un agent du bien contre le mal. Il arbore sa panoplie, ses couleurs vives et son logo. Il possède ses sideckicks, sa citadelle, sa propre métropole dont il représente l’étendard, ses véhicules, ses ennemis supervilains, sa némésis et ses propres origines secrètes. C’est un parfait “héros de la science” en ce qu’il a gagné ses superpouvoirs (une force et une endurance surhumaine, ainsi qu’une longévité exceptionnelle) de manière scientifique (une création de ses géniteurs, morts alors qu’il était encore un enfant).
Le personnage affiche clairement ses sources, de manière ostentatoire : Ses origines ressemblent carrément à celles de Tarzan et ses attributs super-héroïques sont peu ou prou les mêmes que Doc Savage, avec tout de même une touche de super-héros pour la panoplie, tout aussi épurée soit-elle. Le constat est éclatant : TOM STRONG est bâti pour nous faire songer aux proto-super-héros, ceux des romans d’Edgar Rice Burroughs et des pulps des années 30, et ceux des premiers comics, FLASH GORDON en tête. Sa ville de Millenium City rappelle les grandes cités fictives de l’univers partagé DC, comme Metropolis ou Gotham City, et son allure art-déco avec ses dirigeables et ses ponts suspendus fait clairement référence à l’ère du diesel punk de l’entre-deux guerres. Certains de ses ennemis sont des indigènes vivant dans des temples perdus comme dans les serials des années 30 ou des méchants nazis aux capacités physiques et mentales améliorées.

Millenium City, la ville de Tom Strong !
On l’aura compris, Alan Moore régurgite toute l’histoire des super-héros américains depuis le début du XXème siècle. Tout comme le personnage de Jenny Sparks créé par Warren Ellis dans les pages de la série PLANETARY (parfaitement contemporaine de TOM STRONG), Tom Strong est né en l’an 1900 et a traversé tout le XXème siècle, son parcours rejoignant celui des super-héros.
C’est une série postmoderne et, pour le coup, Tom Strong n’est pas non plus un super-héros à l’ancienne. Il est également un père de famille, comme Thorgal, qui vit avec son épouse Dhalua (une princesse indigène civilisée née sur l’île où Tom a vu le jour), sa fille Tesla (notez la référence steampunk), son singe savant le Roi Salomon (encore un clin d’œil à toute une époque de l’histoire du comic book) et son robot Pneuman (le METROPOLIS de Fritz Lang n’est pas oublié). Soit une famille multiraciale progressiste comme une ode au droit à la différence (et nous n’avons même pas cité le petit ami de Tesla, mutant issu d’un monde souterrain). Avec cette idée moderne en tête, on perçoit à quel point Alan Moore a réussi la synthèse d’un siècle de super-héros américains en une seule et unique série (une seule entité). Et le bougre ne s’est pas privé pour aligner les épisodes comme autant de one-shots mettant en lumière chaque thème ayant jalonné le médium depuis son apparition (combat pour la justice, science-fiction, voyage spatial, aventure, piraterie, voyage temporel, horreur, menace planétaire ou extraterrestre, racisme, méchants nazis, exploration, découvertes, superpouvoirs, origines secrètes, créatures fantastiques, inventions, mondes parallèles, multivers, crossover, etc.).

Lovecraft, déjà ?
Le tout est traité avec un premier degré sincère et bon enfant, tout en développant en sous-texte diverses couches de lecture (comme d’habitude avec notre auteur) comme autant de pistes de réflexion sur les constituants du médium en question, dont le plus saisissant consiste à interroger les bienfaits de l’absolutisme moral cher aux bienpensants (voir à ce titre l’arc narratif où une réalité alternative a donné naissance à un autre personnage nommé Tom Stone). En découle une lecture étonnante, à la fois légère et très dense, très accessible mais pas forcément facile, tant les éléments à saisir se bousculent dans tous les coins. Il faut dire que chaque épisode écrit par Alan Moore est intensément conceptuel, riche d’une approche à la fois précise et extrêmement sophistiquée, dont les sources, les références et les mises en abîme sont ramifiées à l’intérieur d’un tout indissociable. Il laisse par contre à d’autres auteurs, invités le temps d’un ou deux épisodes, le soin d’apporter des petits récits plus légers et superficiels, vraiment dans le ton des pulps d’antan.

Quelle (s) aventure (s) !
Le résultat est détonant et coloré, mais aussi très fragmenté car la plupart des épisodes ne se suivent pas et ne se déroulent pas dans une chronologie linéaire mais au contraire dans diverses époques de la vie du héros, comme jadis Robert E Howard écrivait les aventures de CONAN dans un désordre chronologique parfaitement aléatoire. La continuité de la série est donc très libre et chaque épisode peut changer le statuquo. C’est vraiment très rafraichissant, d’autant que Moore ne se prive pas d’ouvrir les portes du multivers et d’envoyer son personnage à n’importe quelle époque (magnifique épisode dans lequel il découvre le premier être intelligent de la Terre à l’ère de la Pangée) et dans tous les univers alternatifs possibles, sans s’imposer aucune barrière ni aucune obligation de réalisme (le pompon revenant à cet univers parallèle de cartoon dans lequel Tom Strong rencontre son double sous la forme d’un lapin en costume évoquant furieusement le Captain Carrot de DC Comics !).
Nous sommes donc en plein dans l’Âge baroque des comics qui, après les Âges d’or, d’argent, de bronze et le Dark âge, nourrissent un discours interne sur leurs propres constituants et leur propre histoire. TOM STRONG est ainsi, avec PLANETARY, le résultat le plus abouti de cette période particulière de l’histoire des comics super-héroïques.

Un héros de la science !
Cette prise de distance avec une continuité linéaire est pourtant l’élément dont souffre le plus la série au final. En cherchant à retrouver la candeur et l’humour naïf des pulps originels, Alan Moore et ses coéquipiers désamorcent l’implication émotionnelle du lecteur, qui ne suit bel et bien que les aventures de quelques personnages de papier. Le plus souvent sans enchainement de temps et d’espace, les épisodes n’offrent pas la possibilité de développer les personnages au cœur de l’action, lesquels ne disposent pas assez de mise en scène pour exister et nous faire vibrer réellement. Ils demeurent des personnages de papier sans réelle consistance et ce n’est d’ailleurs qu’à l’occasion des récits qui s’étendent sur plusieurs épisodes (trois ou quatre étant le maximum sur toute la série), que les enjeux sont les plus intenses.
C’est sans doute la raison pour laquelle Alan Moore a conçu le spin-off TOM STRONG’S TERRIFIC TALES dans lequel des petits épisodes de huit pages reviennent sur l’enfance du héros et sur ses liens avec les autres personnages.

La famille Strong (presque) au complet
Qui plus-est, dans cette édition VF en deux tomes de l’éditeur Urban Comics, les trois-quarts du second tome ne sont… pas écrits par Alan Moore ! Certes, la liste des remplaçants est on ne peut plus prestigieuse (Geoff Johns, Brian K . Vaughan, Ed Brubaker, Joe Casey, Steve Moore, Mark Schultz (déjà aussi ennuyeux que dans CINEMA PURGATORIO), et même Michael Moorcock en personne le temps d’un dyptique consacré à son thème favori du champion universel !), mais tous ces épisodes ne sont en définitive qu’une série de petits récits légers et inoffensifs qui ne marquent guère les mémoires. Idem pour les épisodes de TOM STRONG’S TERRIFIC TALES (non inclus dans ces deux tomes) qui mettent en scène les aventures de l’héroïne très pulp JONNI FUTURE (seule partie de ce spin-off à avoir été publiée -à ce jour- en VF par Semic) écrit par Steve Moore, dynamique et chamarré, joliment dessiné par Arthur Adams, mais vraiment trop superficiel pour rivaliser avec la plume du maitre.

À fond dans les univers parallèles !
Heureusement, Alan Moore revient à l’écriture de la série pour son dernier épisode, un crossover avec la série PROMETHEA et une conclusion à l’univers partagé ABC. Là, au détour d’une séquence dédiée à la véritable origine secrète de Paul Saveen (la némésis de Tom Strong), l’auteur de WATCHMEN s’applique enfin à injecter de l’émotion à son personnage principal, le temps d’une scène magnifique et bouleversante, superbement soutenue par le dessin expressif de Chris Sprouse, lui-même revenu dans sa série après que la plupart des auteurs cités plus haut aient travaillé avec d’autres artistes invités (Jerry Ordway, John Paul Leon, Pascal Ferry, Shawn McManus, Peter Snejbjerg, Duncan Fegredo, Paul Gulacy). L’occasion également de nous rappeler oh! combien Tom Strong a de l’allure sous ses pinceaux, et à quel point son duo avec l’encreur Karl Story fait des étincelles et représente tout le sel visuel de la série, en parfaite harmonie avec son sujet.
J’ai placé ci-dessous une planche de cette scène, où l’on peut apprécier la justesse de l’attitude corporelle et la grande expressivité des réactions du personnage principal.

(Texte en partie effacé pour vous éviter les spoilers…)
Même avec ses défauts, TOM STRONG par Alan Moore demeure une série hautement recommandée. Pour avoir lu deux fois le contenu du premier tome (à plusieurs années d’intervalle), j’ai pu saisir à quel point la richesse du concept permet à l’ensemble d’être relu en y trouvant à chaque fois une nouvelle couche de lecture, en y découvrant continuellement de nouvelles références, de nouvelles portes d’entrée et de nouvelles idées, entendu que la culture personnelle de chaque lecteur s’intensifie naturellement avec le temps et qu’il peut ainsi revenir avec un bagage sans cesse plus important et y trouver de nouvelles choses à se mettre sous la dent.

Avec ce postulat en tête, vous pouvez aussi vous douter que ce seul article ne fait qu’effleurer la richesse d’un tel contenu (n’étant pas un docteur ès comics, pas mal de références ont certainement dû échapper à votre serviteur), qui gagne également en densité lorsque l’on a lu les autres séries ABC, avec lesquelles des liens subtils sont tissés, sachant que tout n’a pas encore été traduit et publié en VF (à ce jour, il nous manque encore les deux-tiers de TOM STRONG’S TERRIFIC TALES et les trois-quarts de TOMORROW STORIES…). J’attends impatiemment leur publication et soyez assuré que, si elles voient le jour à temps, je reviendrai pour vous en toucher quelques mots…

Voici les seuls albums publiés à ce jour, des séries ABC encore partiellement inédites en VF, respectivement tirés de TOM STRONG’S TERRIFIC TALES (Semic) et TOMORROW STORIES (Comics USA).
That’s all, folks !!!