MEIKO KAJI EN 3 FILMS, 3 CHANSONS
Aujourd’hui nous allons parler d’une icône japonaise des seventies. Une actrice et chanteuse qui s’est d’abord fait connaître dans des films d’exploitation avant de gagner une aura de femme fatale féministe qui inspirera Quentin Tarantino pour son personnage de la mariée vengeresse dans KILL BILL.
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La classe de Meiko Kaji
Les trois films emblématiques sélectionnés ici sont d’ailleurs les principales sources d’inspiration pour les films KILL BILL.
Meiko Kaji (de son vrai nom Masako Ota) a tout d’abord travaillé pour le studio Nikkatsu Corporation, où elle s’est vue confier des rôles secondaires dans des films un peu douteux mettant en scène des combats de femmes. Elle quittera ce studio lorsque, au bord de la faillite, il se lancera dans le roman porno. Elle rejoindra alors la Toei où elle fera la rencontre du réalisateur Shunya Ito à l’origine de la série JOSHUU SASORI (Prisonnière Scorpion). Ces films, qui sont initialement l’adaptation d’un manga de Toru Shinohara la rendront célèbre dans tout le Japon.
Meiko Kaji est également chanteuse d’Enka. A la base, ce terme désignait une protestation à caractère politique chantée durant l’ère Meiji (1868–1912) pour contourner les interdits des réformes survenues suite à l’ouverture du Japon à l’occident. Durant le XXème siècle, le ryôkoku, une complainte chantée traditionnelle se mélangera aux orchestrations occidentales pour donner naissance au style Enka, une balade mélancolique sur fond de musique pluriculturelle. Pour les plus calés en musique, on retrouve dans des chansons un mélange de kayokyoku (pop japonaise), de musique traditionnelle Enka, d’acid folk et de groove.
Les titres les plus connus de Meiko Kaji sont les génériques des films dans lesquels elle joue. La bande originale des films KILL BILL reprend d’ailleurs ses chansons Shura no Hana (Fleur du carnage) et Urami-Bushi (Chant du ressentiment). Ce sont respectivement les thèmes qu’elle chantait déjà dans LADY SNOWBLOOD et LA FEMME SCORPION.

La série de films qui a fait connaître la miss au Japon
LA FEMME SCORPION (1972) de Shunya Ito 
La femme scorpion est le premier volet d’une série de six films qui engendreront aussi un paquet de pastiches (et un remake insipide nommé SASORI LA FEMME SCORPION en 2008). Après le départ de Shunya Ito au terme du 3ème film, Meiko partira aussi après le 4ème, la série sombrant dans une caricature d’elle-même. Le premier opus est l’histoire de Nami Matsushima qui, utilisée par le flic pourri qui lui sert d’amant, sera humiliée par des truands alors qu’elle servait d’appât dans une enquête. En agressant son amant pour lui avoir fait subir ça, elle se fera arrêter et subira encore plus de mauvais traitements dans une prison pour femmes tenue par des hommes avant de déclencher une véritable vague de haine contre l’autorité corrompue.
Ce film s’inscrit dans le registre des films d’exploitation ayant pour sujet « les femmes en prison ». L’idée peut faire sourire ou au contraire offusquer puisqu’il s’agit tout de même de mettre en scène des bastons en culotte, des tripotages dans les douches ou autres humiliations diverses et variées par des gardiens sadiques. Nous allons voir cependant que les films en question s’affranchissent pas mal de ce cadre initial grâce à la réalisation pop quasi expérimentale de Shunya Ito et d’un propos féministe fort.
Le film commence par une évasion ratée. Nami et une codétenue sont ramenées en prison, et on enchaine sur un générique qui en dit long sur le contexte du film. En effet, celui-ci représente toutes les détenues dans leur plus simple appareil qui doivent traverser un long couloir et une sorte de potence qui n’ont pas d’autre but que de permettre aux gardiens de profiter du spectacle sous tous les angles. Et tout ça juste après un discours glorifiant la citoyenneté du directeur de la prison soucieux d’éduquer les prisonnières pour le bien de l’état. Au cours du film, entre les sévices corporels infligées et les tensions entre prisonnières (remontées les unes contre les autres à cause des punitions collectives), Nami alias Scorpion va générer une révolte visant à punir l’abus de pouvoir de l’autorité en place. On sent poindre dans un film d’exploitation aux allures racoleuses une touche de cinéma engagé, comme en témoigne aussi ce plan où le sang de Nami, tout juste déflorée par l’homme qui la trahira, dessine le soleil rouge du drapeau japonais sur un drap blanc.
Emeutes et conflits dans une prison de femmes
Si ce film est réussi, ce n’est pas tant grâce à l’histoire qu’au charisme mystérieux de Meiko Kaji et à la mise en scène originale de Shunya Ito.
Meiko Kaji ne prononce qu’e très peu de’une ou deux phrases de tout le film. Elle se crée une carapace pour se protéger des agressions et fait tout pour ne pas donner satisfaction à ses tortionnaires. Pas de cris, pas de pleurs. Mutique et vénéneuse, elle perce littéralement l’écran de son intense regard meurtrier.
La mise en scène de Ito est également mémorable. Le flash back nous montrant l’événement qui a transformé la douce Nami en bloc de haine qu’est Scorpion en est une bonne représentation. Le réalisateur utilise des effets de style peu communs. Comme des parois transparentes, des décors qui pivotent et des jeux de lumières symbolisant la montée de la haine du personnage. Le résultat fait très théâtral mais est d’une efficacité remarquable.
A l’image du flash back, de nombreuses séquences surréalistes parsèment le film. Des scènes qui le hissent au dessus du premier film d’exploitation venu. L’arrière plan qui change alors que le premier plan reste le même, le ciel qui se teint de rouge lors d’une révolte de prisonniers, ou encore une scène d’agression dans les douches qui prend un ton bleuté et voit le visage d’une prisonnière se muer en un masque de démon rappelant ceux du théâtre Nô (avec maquillage et changement de coiffure).

Roman photo pour la transformation en Scorpion
Il y a bien quelques scènes qui s’attardent trop longtemps sur les divers sévices corporels infligés tantôt par les gardiens, tantôt par les codétenues au point que ça en devient redondant, mais j’imagine que c’était dans le cahier des charges de ce genre de film. Il faudra attendre la suite qui, grâce au succès du premier, s’émancipera encore davantage du film de prison pour se transformer en véritable road-movie féministe.
Ito n’oublie pas qu’il raconte une histoire de vengeance et après avoir joué sur les souffrances de Nami, il nous offrira une scène finale sur fond musical avec la chanson Urami-Bushi, dans laquelle Nami, vêtue d’un manteau noir et d’une capeline (et irradiant la classe ultime !), va frapper tous les responsables de sa déchéance. Chacune de ses victimes sera éclairée par une lumière verte, comme pour signifier la piqûre du scorpion, avant d’être poignardée. Le film se termine sur un plan de Nami de retour en prison, mais calme et impassible, comme satisfaite par sa vengeance.
3 films, 3 chansons : Urami Bushi (Le chant du ressentiment)
C’est donc un film curieux. Partant du postulat du film de prison pour femmes et ses impératifs de scènes coquines et vicieuses, il dérive pourtant vers une idée assez opposée à l’exploitation de la femme, dépeignant les hommes comme des salauds tout juste bons à périr de la piqûre de Scorpion.

Un second volet qui s’émancipe de son cahier des charges
ELLE S’APPELAIT SCORPION (1972) de Shunya Ito 
ELLE S’APPELAIT SCORPION est un film malin. Il commence par montrer l’acharnement du directeur de la prison à briser Scorpion par les pires moyens pour éviter qu’elle ne devienne un martyr symbole de révolte (mais sans nudité, pour le plus grand plaisir de Meiko Kaji qui n’était apparemment pas très à l’aise avec les scènes de nudité frontale du premier opus). Mais très vite, il s’écarte du film de prison en mettant en scène un transfert de prisonnières durant lequel Nami et un groupe de détenues parviennent à s’échapper. Le film devient alors un road movie barré assez violent.
Si on remet le film dans son contexte, on se rend compte que cela n’a rien d’anodin dans le Japon de l’époque de dresser le portrait d’une femme inspirant la rébellion. En 1972, le statut de la femme japonaise n’est pas folichon et il est même question de limiter leurs études supérieures et de leur enseigner comment tenir un foyer à l’école. Dans ce contexte, Scorpion est comme une figure insoumise poussée à l’extrême qui lutte seule contre toute une société masculine. En effet, ELLE S’APPELAIT SCORPION est encore plus radical que le premier volet. Cette fois, il ne s’agit plus d’opposer seulement des prisonnières à des matons sadiques. Le film dépeint un monde hostile dans lequel la violence extérieure est tout aussi impitoyable que celle d’un pénitencier. Les hommes que nos fugitives croiseront au cours du film seront tous d’odieux salopards, comme ces touristes en voyage organisé qui violeront l’une d’entre elles après avoir évoqué le « bon vieux temps » de la guerre qui leur permettait de s’en prendre à des chinoises impunément.
Ce film est résolument plus gore que le premier. La bande de femmes vêtues de manteaux de fortune et qui évoluent dans des décors désertiques rappellent les truands des westerns spaghettis qui répandent la terreur. En réalité, elles ne cherchent qu’à être libres mais ne pourront éviter la confrontation avec les hommes. Oh attention, Ito ne tombe pas dans le piège de donner raison à toutes les femmes. Car même si elles sont pour la plupart victimes des hommes, ce ne sont pas des saintes bafouées. Plusieurs d’entre elles ont de graves troubles et détestent même Scorpion, sans doute jalouses de sa force. Une en particulier est assez détestable et n’hésitera pas à la trahir. Cette rivale entretiendra néanmoins une relation complexe et intéressante avec notre héroïne. Nous aurons d’ailleurs l’occasion lors d’une scène mémorable de connaître le crime de toutes ces femmes. Toutes ? Non. Pas Scorpion, dont le bruit du bambou qu’elle taille viendra taire le chant, témoignant que son cas est particulier.
Toujours est-il que nous ne sommes pas en présence d’un film maladroitement moralisateur et condescendant. C’est surtout un coup de gueule féroce qui avait peut être encore plus de sens à l’époque mais reste intéressant dans sa forme narrative aujourd’hui.

Il était une fois dans l’Est
Ce qui me permet de rebondir sur la mise en scène du film. ELLE S’APPELAIT SCOPRION va encore plus loin que le premier dans l’expressionnisme. Il comporte notamment un segment très influencé par le théâtre classique japonais. C’est justement ce passage où les évadées sont autour d’un feu, et qu’une vieille femme seule, folle et apparemment emplie de haine aux allures de sorcière chante les crimes commis par chacune d’elles. La cohérence n’est pas de mise (comment ce personnage peut-il connaître le passé des autres ?), il s’agit d’une scène d’exposition stylisée qui revient aux sources du cinéma japonais, composé au départ de représentations théâtrales filmées. Cette scène ainsi que les différentes exagérations de mise en scène (une cascade dont l’eau se change en sang suite au meurtre d’une des filles, l’hiver qui tombe au moment de la mort d’un personnage, etc) contribuent à faire du film un récit d’auteur à la mise en scène personnelle qui n’a plus rien à voir avec un simple film d’exploitation coquin.

Scènes avec maquillage théatral, changement de saisons au gré des émotions, cascade de sang : la mise en scène de Shunya Ito élève les films
L’esthétisme visuel est très soigné et rappelle l’utilisation faite de la couleur dans le giallo ou les films gothiques de Mario Bava. Un symbole fort du film est aussi ce couteau hérité de la « sorcière » qui représente sa colère et que Scorpion gardera jusqu’à la fin.
Quant à Meiko Kaji, elle a encore gagné en charisme depuis le premier film. Encore moins bavarde (elle doit à peine prononcer une phrase), sa beauté vénéneuse et son regard n’ont rien perdu de leur dureté. Son jeu d’actrice est aussi minimaliste qu’efficace.
La fin du film ramène la silhouette de Scorpion dans son long manteau noir qui vient frapper cette fois-ci le directeur de la prison. Une nouvelle scène forte qui s’achève d’ailleurs sur un passage irréel lourd de signification nous montrant Scorpion rire en totale contradiction avec son personnage et passer le relais du couteau de la révolte à toutes les détenues (mêmes les mortes) qui courent libres dans la rue.
3 films, 3 chansons : Onna no Jumon (Le sortilège d‘une femme)

Le second rôle le plus connu de Meiko Kaji
LADY SNOWBLOOD (1973) de Toshiya Fujita 
Sorti en 1973, LADY SNOWBLOOD, réalisé par Toshiya Fujita est l’adaptation officielle du manga éponyme de Kazuo Koike produit par la Toho. Là encore, on retrouve dans KILL BILL bon nombre d’éléments de LADY SNWOBLOOD empruntés (pour ne pas dire piqués) au film de Fujita. Tout d’abord le chapitrage (le film est découpé en 4 chapitres, chacun consacré à une cible de l’héroïne), certains plans montrant les agresseurs en contre plongée du point de vue de la victime au sol, la chanson « Shura no Hana », le personnage de l’héroïne en robe blanche repris pour le rôle de O-Ren Ishii, l’entrainement cruel du vieux maître et même certains lieux très similaires.
Un film au scénario très similaire à KILL BILL
Le film se déroule durant l’ère Meiji (vers 1870). Sayo, une mère de famille, voit son époux se faire assassiner sous ses yeux par des villageois enragés qui le prennent pour un agent du gouvernement venu recruter des soldats de force. Ce qui commence par un malentendu vire au massacre une fois passé le point de non-retour. Sayo se fera alors violer par trois hommes et une femme qui assassineront aussi son garçon. Elle parviendra à en tuer un et finira en prison. Dévorée par la haine, elle va faire en sorte de tomber enceinte en laissant tout le monde lui passer dessus afin de mettre au monde l’incarnation de sa haine, un enfant qu’elle voit comme un démon vengeur. Sa fille naîtra un soir de neige et elle la nommera Yuki (neige). Une neige qu’elle est visiblement destinée à tacher de sang.
L’enfant sera élevée par un maître impitoyable qui lui enseignera comment se battre. Elle sera un instrument conditionné pour assouvir la vengeance d’une autre. Une fois adulte, Yuki va parcourir le pays à la recherche des assassins impunis de sa famille.
Si le film suit l’histoire du manga, le film est étonnamment plus sobre et évite les clichés du film d’action. Le réalisateur Toshiya Fujita choisit pour LADY SNOWBLOOD une approche plus dramatique qui éloigne le film du genre chambara pour en faire également une tragédie. Oh, les geysers de sang seront tout de même de la partie lors de combats stylisés, mais ne représentent pas l’intérêt majeur du film.

Vous regardez quoi comme ça ?
Je parlais de tragédie. Oui. Contrairement à LA FEMME SCORPION, la vengeance de Yuki est plus une malédiction qu’autre chose. Elle ne se bat pas pour elle. Elle a juste été élevée pour tuer. Et cette vengeance ne lui apporte pas satisfaction. Contrairement aux criminels que Scorpion affrontait, ici les anciens bourreaux qu’elle pourchasse ne sont pas tous restés les monstres qu’elle imaginait. L’un d’eux est par exemple un homme pathétique rongé par la culpabilité qui se noie dans l’alcool et vit au crochet de sa fille.
Yuki pensera pouvoir passer à autre chose après la mort de trois cibles, commencer une nouvelle vie avec un homme. Jusqu’à ce que celui qu’elle pensait déjà mort se révèle être en vie. A partir de là, elle se lancera dans un ultime combat que l’on devine être son chant du cygne. On comprend bien que tout se finira dans le sang et que ce n’est pas seulement celui de son ennemi qui viendra tacher la blancheur de la neige.

Un film en rouge et blanc
Concernant la mise en scène, si celle de Tochiya Fujita n’est pas aussi mémorable que celle de Shunya Ito, on retiendra tout de même l’utilisation parfois de plans filmés caméra à l’épaule un peu tremblotants qui servent à donner une atmosphère inconfortable à une scène. Nous pouvons relever aussi l’aspect ultra violent du film qui tient plus du manga et de la pop culture des années 70 que du film de sabre traditionnel. Si cela parait outré, c’est certainement ce déferlement de scènes surréalistes qui marquent les esprits à la vision de ces films et en font la force.
Le film a longtemps été méconnu en France pour cause d’indisponibilité en DVD. C’est désormais une erreur corrigée depuis 2015 avec la sortie d’un combo DVD/blu-ray chez HK.
Il contient aussi LADY SNOWBLOOD 2 dont je choisis de ne pas parler parce qu’il est moins bon et parce que l’article serait trop long. L’existence même de ce film confirme en tous cas que Yuki est une véritable enfant du démon, immortelle, qui se relève toujours malgré ses blessures, comme une créature maudite vouée à répandre le sang et à ne jamais reposer en paix.
3 films, 3 chansons : Shura no Hana (La feur du carnage)
Finalement Meiko Kaji aura été au travers de ces films l’incarnation parfaite de la vengeance dans ses différentes facettes. La vengeance contestataire qui trouve ses racines dans une quête d’émancipation et de respect collective et qui peut apporter satisfaction, quoiqu’en dise la morale et quelles qu’en soient les conséquences dramatiques. Mais aussi la vengeance qui confine à la folie, égoïste et obsessionnelle qui s’étire tellement dans le temps qu’elle en perd tout son sens et fait souffrir davantage le vengeur que ses victimes.
Au final, on n’en voudra donc pas à Tarantino d’avoir été fasciné par cette femme au charisme vénéneux, à la fois mémorable en tant qu’actrice et chanteuse. Car c’est plutôt un bel hommage qu’il lui a rendu.