Taran et le chaudron druidique
Chronique de la série LES DRUIDES
Date de sortie : 2005 – 2016
Auteurs : Jean-Luc Istin, Thierry Jigourel et Jacques Lamontagne
Genre : Fantastique, historique
Éditeur : Soleil
L’article d’aujourd’hui sera consacré à la série de BD franco-belge LES DRUIDES de Jean-Luc Istin, Thierry Jigourel et Jacques Lamontagne. Les 6 premiers tomes forment un premier cycle qu’il est tout à fait possible de lire sans la suite, mais les tomes 7 à 9 constituent aussi une histoire complète qui vaut le coup.

Une épopée sur des terres mystérieuses, entre histoire et légende
Jean-Luc Istin est un habitué des récits inspirés des légendes celtes et des contes de Bretagne. Il est d’ailleurs le directeur de la collection « Soleil Celtic » de l’éditeur Soleil qui propose de nombreuses séries ayant un rapport de près ou de loin avec ces contes de Korrigans, légendes Arthuriennes, fables de l’Ankou ou de Brocéliande. En bref tous ces mythes fascinants tirés de cette région mystérieuse qu’est la Bretagne. Avec l’aide de Thierry Jigourel et du dessinateur québécois Jacques Lamontagne, il nous propose ici un mélange de thriller médiéval et de récit d’aventure teinté de fantastique prenant place à la fin du Ve siècle.
CYCLE 1
L’histoire nous emmène sur l’île de Bréhat, au large de la Bretagne, à une époque où les moines chrétiens viennent s’imposer et réécrire l’histoire selon leurs croyances, faisant disparaître la culture celtique. Dans ce contexte, le cadavre du frère Tutgwal est retrouvé sur la plage, décapité et empalé sur un pieu. Et ce n’est pas le premier à subir ce sort. Une enquête va donc être ouverte par les moines.

Des meurtres sauvages
Evidemment, dans un tel climat de tension entre les druides et les moines qui viennent supplanter leurs croyances avec leur nouveau Dieu, il est de bon ton de croire que ces crimes sont le fait des druides. Et ce n’est pas comme s’il n’y avait pas de preuves. Les corps des victimes sont couverts d’Oghams, la langue ancienne des pictes (confédérations de tribus brittoniques). Mais le frère Gwénolé, à la tête d’une importante abbaye armoricaine, va demander au frère Budog de mener une vraie enquête car il se pourrait bien que ce soit un complot pour faire accuser les druides. Pour cela, Budog s’adjoint les services d’un druide, son ami Gwenc’hlan, l’un des derniers défenseurs de l’ordre druidique. Ce dernier est accompagné de son jeune disciple Taran et ensemble, ils vont mener l’enquête pour rétablir la vérité. Bien que Gwénolé accepte cette alliance avec un druide, il reste assez sceptique concernant leur innocence dans l’affaire et reste persuadé de la barbarie des croyances anciennes. Pourtant, notre duo d’enquêteurs va découvrir l’implication dans ces crimes d’un ordre chrétien secret et prétendument dissout : l’Imperium Dei.

Des décors qui nous emmènent dans la Bretagne légendaire
A partir de là débute un récit d’aventure mêlant mythes et faits historiques. Une combinaison assez efficace. Après tout, les celtes n’ayant pas laissé d’écrits ou ces écrits ayant été perdus ou détruits, nous savons assez peu de choses sur leur histoire avec certitude. Tous les textes que nous avons sont des retranscriptions faites par les chrétiens. La légende Arthurienne elle-même n’existe plus que par les yeux des chrétiens qui ont d’ailleurs déplacé les aventures des chevaliers de la table ronde à l’époque à laquelle ils l’ont couchée sur papier, c’est-à-dire celle du moyen-âge et des châteaux forts alors qu’aucune tribu celte n’a jamais bâti de tels édifices (ils faisaient des forteresses cela dit, mais assez éloignées du château fort). Merlin est devenu fils du Diable et le Graal un symbole chrétien. A quoi devaient ressembler les légendes celtes transmises par la tradition orale ? Nul ne le saura jamais.
Il suffit d’écouter les légendes de Bretagne pour constater aussi que les mythes font souvent partie intégrante de l’histoire. A Quimper par exemple, lors de mon séjour dans cette région, j’ai constaté que la ville était censée avoir été construite par le roi Gradlon. Sa statue trône même entre les tours de la cathédrale. Gradlon est un roi légendaire fondateur de la cité d’Ys et père de la princesse Dahut responsable de son engloutissement, faisant de cette ville l’Atlantide des bretons. L’histoire est donc mélangée aux mythes. Gradlon était-il juste un chef de tribu celte comme aurait pu l’être Arthur ? Où s’arrête la légende et où commence l’histoire ? Impossible de le dire.

Silence lourd de tensions entre druides et moines
Les auteurs de la série s’amusent alors à insérer des légendes dans leur conte historique. Je dois avouer être assez friand de thrillers mystiques ou ésotériques prenant place dans un cadre historique, peu importe l’époque. J’ai donc apprécié ce mélange qui propose entre autres de conduire notre duo de druides enquêteurs dans la légendaire cité d’Ys (ou Is). C’est là bas qu’en compagnie de la fameuse Dahud (autre orthographe de Dahut), ils vont prendre connaissance du journal de frère Thomas qui les informe d’une machination menée par l’Imperium Dei. Cet ordre aurait confié aux moines assassinés la traduction d’un manuscrit révélant des secrets sur des artefacts celtiques : la fameuse lance de Lug, dieu majeur de la mythologie celtique, et le chaudron d’immortalité de Dagda. C’est évidemment pour faire accuser les druides qu’ils auraient fait preuve de barbarie en mutilant les traducteurs avant d’inscrire des Oghams sur leur corps. Quel est le véritable but de l’Imperium Dei ? Croit-il aux pouvoirs de ces reliques païennes ou veut-il juste faire disparaitre à jamais les puissants symboles d’une culture qu’il souhaite supplanter ?
Au cours de ce périple aventureux, notre duo de personnages principaux va être témoin d’évènements marquants, comme le fameux engloutissement de la cité d’Ys. Mais cette fois, elle ne disparait pas à cause de l’influence du Diable sur Dahud comme dans la légende dépeinte par les chrétiens, puisque nous suivons un point de vue non-réinterprété par l’Eglise. Mais cette dernière disparaitra malgré tout dans les eaux.

Gwenc’hlan découvre le journal du frère Thomas en compagnie de la princesse Dahud.
Les protagonistes vont croiser aussi un chef de clan du nom d’Arthur qui les sauvera d’envahisseurs saxons. Les vikings sont aussi de la partie lorsque nos héros alliés aux pictes découvrent qu’ils ont en leur possession un des talismans celtiques : la pierre de destinée. Gwenc’hlan, Taran et leurs alliés vont devoir faire face à mille dangers tandis que les hommes en noir de l’Imperium Dei gardent un œil sur eux grâce à un traitre dans leurs rangs, et les laissent faire le sale boulot à leur place.
Au même moment, sur les rivages de Bretagne, l’odieux évêque Verus orchestre un véritable massacre des druides sous prétexte de venger la mort des moines assassinés. Cet aspect là de l’histoire est intéressant puisqu’il aborde une certaine réflexion sur les interprétations des écritures et de la religion. Car le frère Gwénolé, pourtant présenté comme un chrétien conservateur favorable à la disparition de la culture celtique, ne va plus supporter de voir pareille infamie perpétrée au nom de son Dieu. Cette narration qui alterne d’ailleurs entre le groupe d’aventuriers et les agissements de l’évêque sur le continent renforce le suspense.

Massacre des druides par l’évêque Verus
L’intérêt principal de la série est ce savant mélange d’enquête policière, de légendes celtes et d’action. Cela peut rappeler parfois LE NOM DE LA ROSE (meurtres selon des rites cruels, manuscrit maudit, narration par l’apprenti Taran en voix-off, et le personnage de Gwenc’hlan qui peut faire penser à Sean Connery). Il y a un vrai soin apporté à la représentation de l’époque et des lieux, que ce soit au niveau des coutumes, des luttes d’influences religieuses ou des décors. Le scénario bénéficie d’un suspense très bien mené qui nous transporte dans ces terres pleines de mystères noyées dans les brumes d’Armorique.
Les auteurs sont d’ailleurs des connaisseurs du monde celtique et du pré Moyen-âge, comme en témoignent des glossaires en fin d’album qui éclairent le profane. Peut-être se sont-ils fait aider, mais en tous cas on les sent documentés. Les plus réfractaires à l’orientation légendaire que prend l’intrigue, pleine de mots complexes, pourront peut être trouver le premier album déroutant et peu engageant. Après tout, la première fois que nous voyons Gwenc’hlan, celui-ci communie avec Morrigane, femme du dieu-druide Dagda en passant au travers d’un feu pour joindre « l’autre monde » celtique (ce n’est pas le royaume des morts mais plutôt le domaine des divinités.) tel un gardien d’une culture très vaste à appréhender. On notera d’ailleurs que Morrigane (ou Morrigan) ressemble ici à un avatar de la déesse mère celtique qui incarne force, esprit guerrier et fertilité, et non pas à une déesse de la guerre diabolisée par les récits chrétiens.

Communion avec Morrigane
Malgré cet univers dont on ne nous explique pas tout, le récit prend son temps et laisse le lecteur réfléchir, savourer la richesse des informations sur les légendes disséminées dans le texte et faire ses hypothèses sur la résolution du complot. Ainsi, rien ne paraît précipité et confus. Certains trouveront surement le tout un peu lent s’ils ne s’intéressent pas un tant soit peu aux mythes et légendes. Pour ma part, je trouve la mythologie passionnante car beaucoup plus représentative de la culture d’un peuple que les faits historiques qui recensent surtout les batailles et les lignées de rois.
Une grande partie de l’intrigue est tout de même révélée rapidement et l’aspect policier va laisser place à un récit d’aventure à base de mythes et de luttes entre divers peuples et croyances, couronnée bien sûr d’une chasse au trésor pour retrouver les artefacts magiques.

La cité d’Ys : avant et pendant le cataclysme
Au terme du premier cycle, même si les raisons de l’Imperius Dei pourront nous sembler un peu convenues, on se laisse surprendre par des visages étonnants sous la capuche des antagonistes, et on se prend au jeu des faux semblants et des révélations du final. La réflexion sur la religion et sa pérennisation ainsi que la description du choc des cultures, du changement des croyances sont très intéressantes et se mêlent efficacement à un thriller captivant.
Les personnages sont également assez plaisants à suivre. Gwenc’hlan est le sage et Taran l’apprenti un peu naïf qui se fera prendre au piège plusieurs fois avant de gagner en sagesse et de se consacrer à une vocation de guérisseur avec l’aide des conseils d’un moine. D’autres rôles plus secondaires resteront intéressants faute d’être attachants comme notamment le frère Gwénolé que l’on sent mauvais au début et entièrement dévoué à son Eglise mais qui pourtant s’opposera à l’évêque Verus.

Frère Gwénolé en proie au doute et à la tentation
On pourra regretter certains choix de scénario cela dit. Comme cette idée d’emmener nos druides jusqu’au nouveau monde dans le 6ème tome, outre atlantique, à une époque où ils n’y ont sans doute jamais mis les pieds. Cela ne gâche pas l’histoire mais décrédibilise un peu le contexte historique. Mais après tout, pourquoi pas ? L’ambition de la série n’est pas de respecter l’histoire à la lettre, ça on le sait depuis la présence de sorcières, de citées englouties et d’objets magiques.
Je ne trouve pas vraiment d’autre chose à reprocher à cette BD. J’ai déjà mentionné la profusion d’informations sur les légendes qui pourraient en rebuter certains, mais pour moi cela contribue à la richesse de l’univers et ça ne m’a pas dérangé. Le premier tome peut éventuellement vous donner une fausse idée de la série puisqu’on s’attend à une enquête policière alors qu’on dérive de plus en plus vers l’aventure et la chasse au trésor, mais le mélange fonctionne bien.

Des ambiances brumeuses inquiétantes
CYCLE 2 : LES DISPARUS DE CORNOUAILLES
Ronan le forgeron est retrouvé massacré, sa famille disparue. Comme il devait forger des armes pour le roi Claudas, ses vassaux s’en mêlent et soupçonnent les Saxons d’être responsables. Le vieux druide Corann, un ami de Ronan, requiert l’aide de Gwenc’hlan et Taran pour enquêter. Évidemment, on va rapidement constater que les Saxons n’y sont pour rien, et que c’est autre chose qui tue et enlève des gens. La façon de tuer laisse penser à des humains et pourtant des empreintes animales sont retrouvées sur les lieux. Contre toute attente, les responsables des enlèvements, d’étranges cannibales vêtus de peaux de bête, seront bientôt arrêtés par un seigneur local, mais l’histoire ne s’arrête pas là. Ils ont des otages détenus quelque part et ne révèleront leur emplacement que si leurs revendications sont acceptées. Mais qui sont ces cannibales et que veulent-ils ?

Une simple famille de dégénérés cannibales ou quelques chose de plus ?
La série aurait pu se terminer au tome 6. Seule la dernière page dudit tome nous annonçait une nouvelle enquête. Mais qui au final n’a rien à voir avec l’intrigue précédente. Nous sommes cette fois-ci davantage en présence d’une enquête, sans doute moins ambitieuse que la précédente (mais étalée sur 3 tomes au lieu de 6) et qui renoue davantage avec l’aspect policier, et la parenté avec LE NOM DE LA ROSE des premiers tomes. On est davantage dans un récit qui puise dans les luttes de pouvoirs historiques entre les chrétiens et les celtes, et les repères moraux sont chamboulés quand on apprend que les victimes étaient également loin d’être des saints en ces temps plus rudes. Pour ceux qui préfèrent quelque chose d’un peu moins ancré dans les légendes, ce 2ème cycle rééquilibre la série, sans céder à la facilité, même s’il démarre en laissant supposer un scénario de slasher manichéen.

Deux héros tiraillés entre deux camps se vouant une haine féroce
Passons au dessin qui est tout simplement excellent. Si le style de Jacques Lamontagne ne semble pas spécialement original au premier abord avec un aspect réaliste classique, on constate au fil des pages que son souci du détail, la profondeur de champ qui offre des arrières plans fouillés et les expressions des visages particulièrement soignées le rend très agréable à l’œil. Pour ne rien gâcher, le tout est rehaussé par des couleurs (dont il s’occupe lui-même) qui au fil des tomes lorgnent de plus en plus vers la peinture et jouent un grand rôle dans les ambiances avec des teintes adaptées au climat, renforçant le relief des visages ou donnant des textures à l’herbe ou aux pierres. Le ciel également bénéficie d’un grand soin sur certaines planches. L’atmosphère est parfois grisâtre, parfois chaleureuse au coin d’un feu. On sentirait presque le froid, les éclairs ou la chaleur des intérieurs illuminés par des bougies. Les décors sont un des points forts de la série.

Des ambiances nocturnes bleutées de toute beauté
Il se dégage des planches une vraie ambiance de légende médiévale mystérieuse, avec de belles images de la cité d’Ys et autres décors sauvages splendides faits de falaises escarpées, de landes verdoyantes parsemées de menhirs et autres cairns ou de mer déchainée. On se sent vraiment dans une région fantastique, sans qu’elle paraisse factice ou trop connotée « heroic fantasy ».
En conclusion, c’est une série que je trouve très réussie. Une saga légendaire grandiose pleine de rebondissements, de suspense, de trésors, de jolies princesses, de trahisons et confrontations culturelles avec comme héros des personnages atypiques qui gagnent en intérêt au fil des tomes. Que demander de plus ?