
FIRE WALKS WITH ME
– 3° PARTIE –
Chronique de la série TWIN PEAKS – Saison 3
Réalisateur : David Lynch
Date de sortie : 2017
Genre : Fantastique, polar, mystère
Bonus : Chronique du livre TWIN PEAKS – LE DOSSIER FINAL
Auteur : Mark Frost
Date de sortie : 2017

Le retour de l’agent Cooper ! (?)
Cet article portera sur la troisième saison de la série TWIN PEAKS. C’est le dernier d’une série de trois articles consacrés à la saga imaginée par le grand David Lynch et son compère Mark Frost.
La série a été réalisée et diffusée de manière peu orthodoxe : Il y a eu tout d’abord un show de deux saisons assez différentes à la télévision en 1990 et 1991.
La troisième saison ayant été annulée, David Lynch a alors réalisé un film préquel en 1992. Puis, très tardivement, afin de répondre à l’appel d’une armada mondiale de fans, une troisième saison de dix-huit épisodes a vu le jour vingt-cinq ans plus tard, en 2017…
Deux autres articles sont donc consacrés à la saga : Le premier est dédié aux deux premières saisons désormais historiques de la série TV, l’autre au film TWIN PEAKS : FIRE WALKS WITH ME.
AU PROGRAMME DE CE DERNIER ARTICLE :

Il est temps de sortir de la Loge Noire, agent Cooper…

Le pitch :
25 ans se sont écoulés depuis la mort de Laura Palmer et la disparition de l’agent Cooper. Depuis tout ce temps, celui-ci était prisonnier de la Loge Noire, tandis que son double maléfique, allié à Bob, sillonnait les USA en semant la mort. Comme annoncé jadis, les 25 ans révolus sonnent son retour dans le monde réel, sous réserve que son double vienne ré-intégrer la Loge en retour. Mais ce dernier semble déterminer à rester dehors.
Cooper apparait alors à Las Vegas, à la place de Douglas “Dougie” Jones, un tulpa (une copie de lui-même) créé par le double maléfique afin de repartir dans la Loge à sa place.
C’est également au même moment qu’une entité démoniaque s’échappe d’un cube interdimensionnel depuis New-York, en tuant un jeune couple faisant l’amour juste en dessous.
Pendant ce temps-là, le corps du Major Briggs, disparu lui aussi depuis 25 ans, est retrouvé sans tête dans le Dakota. Mais les analyses révèlent qu’il n’aurait pas vieilli depuis toutes ces années. Il est probable qu’il errait dans quelque autre espace-temps, protégeant quelque secret, afin d’échapper à la traque du double maléfique, lui-même à la recherche du secret en question…
À Twin Peaks, enfin, la femme à la buche, au seuil de la mort, contacte le shérif-adjoint Hawk au téléphone. Elle le met sur la piste de certains indices révélant la disparition de l’agent Cooper, 25 ans auparavant.
À partir de là, les éléments remontent jusqu’au FBI pour retrouver la trace de Dale Cooper, qui de son côté erre, amnésique et désorienté, au cœur des casinos de Las Vegas…

Ils sont là !!!
La genèse
Retour en 1991 à la fin de la Saison 2 : La création la plus étrange et fascinante de l’histoire télévisuelle s’est dramatiquement arrêtée en plein milieu, nous laissant tels des orphelins désespérés, sur le pire cliffhanger de tous les temps.
Les années passant, TWIN PEAKS devient peu à peu une œuvre culte, de celles qui font les fans extrêmes, ceux qui vouent parfois leur vie à leur temple ! Ceux-ci vont s’accrocher à une idée folle : À la fin de la Saison 2, Laura Palmer donne rendez-vous à l’agent Cooper… dans 25 ans.
Cette scène énigmatique va maintenir une lueur d’espoir : Est-il possible que la série reprenne en 2016 ? En tout cas, l’idée fait son chemin jusqu’à réveiller l’intérêt général et, effectivement, l’annonce d’une troisième saison arrive courant 2014, pour une diffusion prévue à l’heure fatidique du vingt-cinquième anniversaire du final de la seconde saison !
Mais le tout ne se fait pas sans heurts : la chaine Showtime, qui décide de produire cette suite tant et tant rêvée, commence par imposer des limites à ses auteurs, comme par exemple une durée de neuf épisodes. Rapidement, Lynch claque la porte et c’est le drame, la consternation, la catastrophe pour les fans. Des mois passent avant que le cinéaste ne se ravise, réussissant à obtenir le budget, la liberté et le nombre d’épisodes qu’il exige (soit dix-huit). Comme nous allons le voir, cette liberté artistique totale, obtenue au terme d’un véritable bras de fer, aboutira sur le meilleur et sur le pire côté de cette suite tardive…

Ça commence comme ça !
On décale ainsi la diffusion de la Saison 3 au printemps 2017. La bonne nouvelle ? L’ensemble est écrit par Mark Frost & David Lynch et ce dernier réalise l’intégralité des dix-huit épisodes, constitués d’un casting quatre étoiles, dans lequel se bousculent, autour des acteurs de la série originelle, Robert Forster, Richard Chamberlain, James Belushi, Jennifer Jason Leigh, Tim Roth et deux actrices lynchéennes emblématiques : Laura Dern et Naomi Watts.
Entretemps, certains acteurs d’hier sont décédés et d’autres sont écartés du projet (telles Lara Flynn Boyle et Moira Kelly, toutes deux interprètes de Donna Hayward, Heather Graham, et même Michael J. Anderson, qui joue le fameux nain de la Loge Noire). Michael Ontkean, l’interprète d’Harry Truman, refuse d’y participer et l’acteur Robert Forster incarne ainsi son frère Frank, qui le remplace au poste de shérif.
Enfin, trois acteurs malades, Miguel Ferrer (l’agent Albert Rosenfeld), Catherine Coulson (la femme à la bûche) et Warren Frost (le Dr Hayward), décèdent après avoir tourné leurs scènes. Et puis, les teasers annoncent également que, cette fois, l’intrigue ne se déroulera pas seulement dans la ville de Twin Peaks, mais au contraire dans tout le pays…
Lorsque le premier épisode est diffusé au mois de mai 2017, après une attente interminable et une mise au secret poussée jusqu’à l’absurde, l’excitation est à son comble et la peur de voir cette nouvelle saison ratée, aussi… Dix huit épisodes plus loin, le fan est perdu. Évidemment, c’était du David Lynch pur jus !

Le retour ?
La critique
Pourquoi cette Saison 3 a-t-elle tant divisé son public ?
Avec le recul, TWIN PEAKS : THE RETURN semble être l’œuvre-somme d’un réalisateur qui entama, avec BLUE VELVET en 1986, une sorte de saga informelle dont elle viendrait refermer une boucle. Voir Kyle MacLachlan et Laura Dern consommer une union amorcée trente ans plus tôt sur fond de rideaux rouges déjà présents en 1986, c’est tout de même assez frappant.
Mais le plus déstabilisant se situe dans la démarche du réalisateur, avec une volonté flagrante de ne jamais donner autre chose que des miettes à ses spectateurs et notamment aux fans de la série, par rapport à ce qu’ils espèrent logiquement retrouver. Conçu comme un film de dix-huit heures, le show se déroule tout du long sur le même schéma : La ville de Twin Peaks ? On y va le moins possible ! L’agent Cooper ? On ne voit que lui et il n’est pas là ! Et pendant ce temps, son double maléfique semble poursuivre un but mais quant à savoir lequel… Enfin, chaque épisode se termine sur un titre chanté en live au Roadhouse BANG-BANG en guise de conclusion poétique…
Cette structure narrative, quasi immuable, implose néanmoins lors d’un huitième épisode hallucinant dans tous les sens du terme (et entièrement filmé dans un magnifique noir et blanc éléphant-manesque), où l’on se perd entre ce qui semble être une origine mythologique de la série et une expérimentation psychédélique purement lynchéenne, réalisée par un auteur qui a décidé de faire ce qu’il voulait à ce stade !
Les premiers essais nucléaires de 1945, commis dans le Nouveau-Mexique (et surnommés “l’Expérience”), auraient-ils ouvert sur l’Amérique une dimension maléfique ? seraient-ils à l’origine de la libération de Judy et de la création de Bob, les esprits malfaisants apparemment réfugiés à Twin Peaks ? C’est ce que semble insinuer cet épisode, mais rien n’est sûr car, fidèle à lui-même, Lynch ne nous explique rien. Il exprime seulement des sensations, allant jusqu’à utiliser la musique de Krzysztof Penderecki (THRÈNE À LA MÉMOIRE DES VICTIMES D’HIROSHIMA), déjà entendue chez Stanley Kubrick, ce qui semble représenter en soi une certaine note d’intention…

Une origine mythologique pour la série ?
Kubrick l’avait claironné à propos de 2001, L’ODYSSÉE DE L’ESPACE : “Rien à comprendre, tout à ressentir et se laisser porter”… Et ainsi David Lynch nous invite à nous perdre bel et bien dans son épisode 8 en forme “d’odyssée du temps et de l’espace”…
Le spectateur est ainsi perdu comme jamais dans ce maelstrom de délires expressionnistes et de scènes surréalistes, où les auteurs se détournent franchement de l’esprit feuilletonnesque qui avait fait le succès des deux premières saisons.
Cette suite est ainsi un ovni absolu, ni une série, ni un film, mais autre chose, un ailleurs insaisissable. Une déconstruction totale de l’œuvre de David Lynch. Ceux qui attendaient de retrouver les sensations de la première saison en seront pour leurs frais : Le cinéaste préfère étirer l’univers de ses films précédents, qui semblent trouver ici une continuité temporelle, ou plutôt extra-temporelle. Vous vouliez voir la suite de TWIN PEAKS ? Alors vous aller tirer la tronche quand vous constaterez que Lynch nous signe avant tout celle d’ERASERHEAD, son premier film expérimental réalisé en 1977 ! Et puis comme on l’a dit c’est aussi celle de BLUE VELVET. Et puis, pendant qu’on y est, c’est aussi dans la continuité de LOST HIGHWAY, MULHOLLAND DRIVE et INLAND EMPIRE !
Bon, ce n’est pas le cas en réalité. Mais c’est un peu la sensation que procure la vision de cette suite tardive, comme si David Lynch prenait sa revanche sur un monde de cinéma bridé par les impératifs commerciaux. Un Lynch enfin libre. Un Lynch néanmoins attaché à sa création qui s’offre l’un des rôles principaux de cette troisième saison, y apportant une touche d’humour truculent et de chaleur humaine communicative, comme pour nous montrer son implication réelle. On retrouve donc Gordon Cole, chef du FBI, qui ne faisait que passer dans les épisodes précédents et qui mène ici l’enquête principale, à la recherche de l’agent Cooper disparu depuis vingt-cinq ans…

Alors, qu’avons-nous là ? Le chef Gordon Cole, le méchant Cooper, le bon Cooper et… Dougie Jones !
Le résultat est difficile à décrire ou à définir, étonnant, amphigourique et incontestablement exaspérant ! En refusant de nous offrir ce que nous attendions, Lynch & Frost vont loin dans le nihilisme. Certaines séquences tiennent ainsi de la provocation, lorsque les plans étirent les moments contemplatifs qui s’éternisent, alors que le spectateur attend désespérément qu’il se passe quelque chose. Les scènes où les personnages se regardent sans rien dire pendant plusieurs dizaines de secondes côtoient les errements hébétés de l’agent Cooper, qui se répétent jusqu’à l’overdose.
Les passages développant les retrouvailles avec les personnages originaux de la série sont également réduits à leur portion congrue, échappant parfois au sens commun, sans que les scènes fassent sens (ou en tout cas pas tant que l’on n’a pas lu le DOSSIER FINAL de Mark Frost).
Souvent, pour ne pas dire continuellement, des scènes sans aucun intérêt pour le fil du récit prennent toute la place et viennent encore s’éterniser, tandis que l’histoire principale n’avance pas d’un yota.
Bref, les éléments de déception ne manquent pas.

Mais quoi qu’y raconte ???
Perdu dans l’espace-temps
Les retrouvailles avec l’univers de Twin Peaks ne sont en réalité égrainées que par le biais de petits détails furtifs, lorsque le vieux Ed Hurley regarde mélancoliquement Norma Jennings, son ancienne maitresse toujours propriétaire du Double R, ou lorsque Bobby Briggs, hier petite frappe du comté et aujourd’hui adjoint du shérif, se met à pleurer en revoyant l’ancienne photo de Laura Palmer.
La fameuse scène de la danse d’Audrey, héritée des deux premières saisons, illustre bien l’équilibre fragile sur lequel semble s’être positionné David Lynch, qui ne nous livre les séquences attendues qu’avec radinerie, enchaînant systématiquement sur des pieds de nez semblant nous crier à l’oreille que ça suffit comme ça !
Les sensations d’antan ne sont ainsi distillées que de manière ponctuelle, notamment lorsque l’agent Cooper, amnésique, se souvient de son goût pour le café et qu’on le voit retrouver le plaisir magique de la tarte aux cerises… Des détails immergés au cœur d’une intrigue tentaculaire et d’un récit choral aux multiples personnages, qui témoignent des proportions prises, avec le temps, par l’aura maléfique de la Loge Noire, hier cantonnée à Twin Peaks et ses environs, et aujourd’hui éclatée dans tout le pays et même au-delà.
Car le pitch de cette troisième saison est bien là : L’univers parallèle ouvert il y a bien des années s’est nourri aux racines de la forêt de l’état de Washington, principalement à travers une personne : Laura Palmer. Puis, petit à petit, grâce aux pérégrinations d’un agent Cooper possédé par le mal, il s’est étendu de plus en plus loin. Ceux qui savent communiquer avec la Loge Noire peuvent s’apercevoir qu’il ‘agit d’une dimension qui permet de distordre l’espace et le temps. C’est là que l’enquête, amorcée vingt-cinq ans plus tôt, va mener nos agents du FBI…

De la fiction à la réalité ?
Cette porosité de l’espace-temps, que David Lynch a déjà abondamment traité dans son œuvre, est ainsi le thème principal de cette troisième saison. Elle en devient le sujet, l’enjeu et génère l’aboutissement de l’enquête. Quant au final, aussi tétanisant que fut celui de la Saison 2, il s’agit davantage d’une fin ouverte (à moult pistes de réflexion) qu’une conclusion en bonne et due forme.
Le dernier épisode n’est donc qu’une nouvelle étape vers un autre espace-temps, dans lequel l’agent Cooper, qui se réveille à un autre endroit par rapport à celui dans lequel il s’est endormi la veille et où Diane a disparu, ne semble plus être le même agent Cooper (il s’appelle d’ailleurs Richard, tandis que Diane signe sa lettre d’adieu du prénom Linda). Le monde de TWIN PEAKS lui-même semble avoir changé, ressemblant nettement plus au notre, celui d’une réalité concrète débarrassée de l’ambiance d’épinal de la série. Dans ce monde là, il n’y a manifestement plus de place pour Diane, personnage totalement iréel, jadis un simple magnétophone, aujourd’hui l’image d’une femme fragmentaire portant sur elle les couleurs de la Loge noire…
Dans ce nouvel espace-temps, Cooper retrouve une Laura Palmer qui se nomme Carrie Page et qui n’a aucun souvenir de l’ancien espace-temps. Ils font ainsi le voyage vers Twin Peaks, pour découvrir que la maison des Palmer appartient à une certaine Mme Tremond (un nom de sinistre mémoire issu de la période où Laura livrait les repas du Double R), laquelle est interprétée par la personne qui, dans notre monde réel, est réellement la propriétaire de la maison dans laquelle est tournée la série (il fallait quand même le savoir) !
Sommes-nous en train de passer de la fiction à la réalité, en franchissant ses diverses strates ? Cela était-il déjà annoncé dans l’épisode 16, lorsqu’Audrey était soudain téléportée du Roadhouse BANG BANG, dans lequel elle effectuait sa légendaire danse, pour se retrouver devant un miroir sans aucun fard ni aucun maquillage de studio, sous une lumière domestique (elle cherche d’ailleurs un certain Billy, soit le prénom de l’acteur qui jouait son grand amour dans la Saison 2) ? Et que dire de ces filles (jamais les mêmes d’un épisode à l’autre) qui discutent dans le bar, sinon qu’elles pourraient parfaitement être des personnages de notre réalité ? On remarquera d’ailleurs que lors d’une unique scène, tous les figurants changent d’un plan à l’autre (sans oublier celle où Gordon Cole rêve de la vraie Monica Belluci) ! En tout cas, le couple Linda et Richard (cité par le Fireman dès l’épisode 1 !) fait écho au duo de chanteurs Linda et Richard Thompson, qui chantaient -dans SUNNYVISTA- que tous nos rêves sont réalité…
C’est le moment pour TWIN PEAKS : THE RETURN de se terminer : Perdu, Cooper se demande en quelle année ils sont. La voix de Sarah Palmer semble alors retentir dans la maison. Laura se met à hurler une dernière fois et la nuit envahit tout. Et nous, pauvres spectateurs, sommes bien plus perdus encore…

Où l’on se perd dans l’espace et le temps…
En tout cas, voilà une troisième saison qui se prête tout particulièrement à de multiples visonnages et à d’infinies pistes de réflexion : Si Cooper/Richard et Laura/Carrie ont échoué dans notre monde réel et qu’ils entendent la voix de Sarah/Judy semblant venir d’une autre dimension, cela peut signifier que le mal se cache bel et bien dans notre réalité, tapis au cœur des hommes depuis leur home sweet home. Et c’est bien là le message le plus flagrant de la série.
Alors, en définitive, est-ce que c’est bien TWIN PEAKS : THE RETURN ? Et bien, oui, c’est très bien. Même si l’expérience vécue par le spectateur fut on ne peut plus agaçante, David Lynch a pu créer Son Monde. Et c’est là qu’est l’essentiel : Ils sont très rares, ces créateurs capables de créer un Monde tout entier, un univers à nul autre pareil où tout ce que l’on voit, ce que l’on entend et ce que l’on respire ne ressemble à rien de connu et où, en même temps, tout est parfaitement reconnaissable comme faisant partie de ce Monde-là. Rien que pour ça, ça vaut probablement la peine de faire l’effort d’aller vers une œuvre qui, de toute manière, ne viendra jamais vers vous…

Pauvre Laura : Avec le feu, pour l’éternité…
Tel est le jeu qu’il faut accepter de jouer afin de suivre cet auteur dans son art. Un art qui ajoute ici une pierre supplémentaire à son édifice unique en son genre en mêlant les mediums du cinéma, de la télévision et de la musique, comme jamais personne ne l’avait fait auparavant, offrant à la saga une place à part dans le milieu de la création audio-visuelle. Une place certes extrêmement cryptique, mais bel et bien exceptionnelle.
Maintenant, attention : Cette orientation radicale tournée vers l’art contemporain le plus opaque et expérimental, cette manière irritante de ne pas donner au public ce qu’il est venu voir, ces longs moments contemplatifs étirés à l’extrême ; bref, tout cet agglomérat de trips hallucinatoires, ce patchwork dérangeant et saugrenu, tous ces parti-pris déconcertants, sont autant d’éléments que beaucoup recevront comme des trolls postés à la face du monde, ou comme des doigts d’honneur narratifs de sinistre nature. C’est l’étrange sensation qui risque de venir vous perturber l’esprit à l’issue de cette dernière saison inespérée.
Mais allez donc regarder les bonus des coffrets DVD où l’on voit bien que le réalisateur sait exactement où il va et ce qu’il veut ; allez écouter les podcasts des fans qui s’échinent à décrypter tous les éléments de numérologie qui se dissimulent dans quasiment chaque épisode (passion partagée par David Lynch & Mark Frost) ; essayez de recoller tout ce que nous dit l’agent Phillip Jeffries depuis le film de 1992. Cela fera de vous des spectateurs actifs, comme le Dr Jacoby vous exhorte à le devenir, et vous verrez qu’au final, si vous acceptez de ne plus être passifs, il est tout de même fort probable que tout cela soit bien plus cohérent que c’en a l’air…

– La Musique : TWIN PEAKS : THE RETURN SOUNDTRACK
Dans TWIN PEAKS : THE RETURN, quasiment chaque épisode se termine sur un titre chanté en live au Roadhouse BANG BANG, où l’on peut voir défiler des personnalités plus ou moins connues.
Chacune de ces chansons est liée à la thématique de l’épisode idoine et ajoute du sens à l’intrigue générale.
Dès l’épisode 2, on retrouve quand même beaucoup de la couleur lynchéenne avec SHADOW, chanson du groupe Chromatics gorgée de réverb’ comme jadis avec Julee Cruise dans BLUE VELVET et dans la première Saison de TWIN PEAKS (et par extension dans l’album FLOATING INTO THE NIGHT de la chanteuse, enregistré en 1989 avec David Lynch & Angelo Badalamenti).
Sur fond de rideaux rouges…
Le désormais mythique épisode 8 s’offre le prestige de la participation du groupe Nine Inch Nails, déjà familier de l’univers lynchéen puisqu’on entendait un de leur titre au sein de la BO de LOST HIGHWAY. Un score par ailleurs produit par Trent Reznor (leader du groupe), également crédité sur d’autres morceaux de la BO, alors que Lynch réalisera le clip de CAME BACK HAUNTED de NIN en 2013.
La musique de NIN : L’expressionnisme adéquat pour un épisode totalement éclaté.
Il y a donc moult chansons live au cours de la série, parfois interprétées par des personnages des deux premières saisons (dommage de ne pas y trouver aussi Chris Isaak pour un clin d’œil au film !), notamment James Hurley qui reprend son insupportable JUST YOU, toujours aussi mignard et mielleux !
Mais l’univers Lynchéen continue d’installer ses connexions avec la continuité plus ou moins informelle de l’œuvre de son auteur, avec par exemple la participation de Rebekah Del Rio, qui chantait déjà en live au milieu du film MULLHOLAND DRIVE et qui nous offre ici la plus belle chanson de la Saison 3 : la magnifique NO STARS.
L’épisode 16 se fend d’un autre intervenant prestigieux en la personne d’Eddie Vedder, lequel est présenté sous son nom de naissance Edward Louis Severson III. Soit le chanteur du groupe Pearl Jam, pour une prestation umplugged dans la grande tradition des principaux groupes grunge dont il fut l’un des étendards. Un clin d’œil bien sympathique.
Quant à Angelo Badalamenti, le compositeur attitré de la série et compagnon de toujours du réalisateur, il peut du coup se montrer beaucoup plus discret et ne brille plus autant que dans le passé pour cette dernière collaboration. Ses quelques compositions originales (spécialement créées pour la Saison 3) sont ténébreuses à souhait, mais loin de générer le même envoûtement que pas le passé. On le voit tout de même conclure l’épisode 11 en tant que pianiste du casino de Las Vegas dans lequel Dougie/Cooper festoie avec ses nouveaux amis truands, les frères Mitchum.
Comme évoqué plus haut, TWIN PEAKS : THE RETURN mêle de manière totalement inédite les mediums du cinéma, de la télévision et de la musique. Dans le générique, Lynch lui-même est crédité au Design Sonore.
L’une des définitions du Sound Design explique qu’il s’agit du processus de création d’un “paysage sonore”, une mise en scène du son, une mise en valeur des images, une intention que l’on impulse grâce à l’ensemble des techniques allant de la captation au mixage sonore. Les Sound Designers créent, sélectionnent et manipulent des sons tels que la musique, la parole, les effets sonores et même le silence pour mettre en valeur des éléments spécifiques du scénario. Une manière de démontrer à quel point Lynch a porté l’élément sonore à ses plus extrêmes limites dans l’art cinématographique, mettant à égalité au niveau de son importance la mise en scène de l’image et celle du son.
Il n’est donc pas anodin que chaque épisode se conclue par une chanson live, où la musique et le texte viennent fusionner avec le récit et le décorum de la série.


– Le livre : TWIN PEAKS – LE DOSSIER FINAL
Nous avions consacré, dans le premier article, tout un paragraphe au livre L’HISTOIRE SECRÈTE DE TWIN PEAKS, écrit par Mark Frost et publié en 2016 afin d’assurer la transition avec les 25 années précédentes. Il s’agissait d’un très long dossier rédigé par un personnage nommé l’Archiviste et annoté par un agent du FBI en charge d’étudier le dossier en question. On apprenait à la fin que l’archiviste était en réalité le Major Briggs et que l’agent du FBI était Tamara “Tamy” Preston (que les spectateurs ne connaissaient pas encore à ce stade puisqu’elle apparaitra seulement dans la Saison 3).
L’HISTOIRE SECRÈTE DE TWIN PEAKS déroulait la généalogie de la petite ville de Twin Peaks liée à tous les élements surnaturels ayant plané sur les États-unis depuis les origines de la création de la nation. Une enquête passionnante où réalité (la véritable histoire des USA) et fiction (celle de Twin Peaks et des personnages de la série) se mêlaient au sein d’une mythologie profondément cohérente.
LE DOSSIER FINAL, publié initialement en 2017 (et à lire impérativement APRÉS le visionnage de la Saison 3), se présente quant à lui sous la forme d’un “simple” rapport rédigé par l’agent Tamara Preston et s’impose à la fois comme une prolongation et une version épurée du livre précédent.

Nous y apprenons le destin de la plupart des personnages de la série originelle (les Saisons 1 et 2) durant les 25 années ayant précédé les événements de TWIN PEAKS : THE RETURN (notamment ce qui est arrivé à Annie Blackburn, Audrey Horne et même Donna Hayward après leur drame respectif), ainsi que certains éléments de la Saison 3 ayant pu nous échapper.
Comme d’habitude, Tout ne nous sera pas révélé, loin s’en faut. La saga gardera ses principaux mystères. Mais Mark Frost nous livre tout de même une poignée de clés nous permettant d’y voir un peu plus clair.
Les derniers chapitres, consacrés respectivement au Major Briggs, à l’agent Phillip Jeffries et enfin à Judy, sont de loin les plus généreux en termes de révélation.
Le livre se termine sur les réflexions personnelles de Tamara Preston, qui apportent du sens quant au volet existentiel de la série, partagé en sous-texte par les auteurs eux-mêmes, à savoir David Lynch & Mark Frost bien évidemment.

Qui est Judy ? Sarah Palmer ? Et que fait l’agent Philipp Jeffries pendant tout ce temps ?
Mais je sens que vous voulez me le demander : Qui diantre est Judy ? Car c’est finalement cette quête qui relie la plupart des personnages de TWIN PEAKS autour de l’agent Cooper, à tout le moins les plus impliqués dans le mystère, à savoir le chef Gordon Cole, le Doppelgänger (allié à Bob), le Major Briggs et l’agent Philip Jeffries, voire celui que l’on appelle désormais le Fireman, anciennement le “géant” dans les deux premières saisons. Une course contre la montre (d’autant plus complexe si l’on maitrise le passage entre l’espace et le temps !) qui s’accélère de manière significative dans la dernière partie de la Saison 3.
Avec le recul, on peut ainsi penser que la créature surnommée l’Expérience, qui surgit de l’explosion atomique réalisée pendant les essais nucléaires effectués dans le Nouveau-Mexique au cours des années 40 (que l’on voit dans l’épisode 8), était cette entité surnommée plus tard Judy, que certains appellent également la Dark mother et que Mark Frost prénomme Babalon dans L’HISTOIRE SECRÈTE DE TWIN PEAKS, un démon libéré par les activités néfastes de l’homme. Bob est ainsi l’un de ses premiers rejetons (certains affirment aussi qu’il en est la “version mâle”), lequel arrive à Twin Peaks quelques temps après.
Dans le DOSSIER FINAL, Mark Frost nous explique que Judy est une ancienne entité de la mythologie sumérienne surgie des ténèbres pour arracher les âmes des pauvres humains (faisant écho aux êtres de la Loge Noire qui se nourrissent de Garmonbozia, cette substance ressemblant à du maïs à la crème qui symbolise en réalité la douleur et le chagrin des victimes). Mais il révèle aussi que la jeune fille que l’on voit dans l’épisode 8, celle qui avale pendant son sommeil l’étrange créature mi-insecte, mi-batracien, est la jeune Sarah Palmer, la future mère de Laura !

Le démon ultime.
On se souvient alors instantanément du comportement étrange qu’a toujours eu cette femme depuis les deux premières saisons avec ses étranges visions de cheval blanc, cheval blanc qui apparait également dans l’appartement de la nouvelle Laura dans l’épisode final de la Saison 3. Et l’on comprend ainsi pourquoi le comportement de Sarah change au fil des derniers épisodes, jusqu’à révéler le démon qui de cache en elle lorsqu’on la voit égorger le routier grossier et entreprenant qui vient l’accoster dans le bar.
Bien sûr, Judy n’était pas en Sarah dès le départ et il est probable que la bestiole l’ayant pénétré dans son sommeil lorsqu’elle était adolescente n’était là que pour la préparer à recevoir Judy. Car c’est Judy que recherchent les personnages depuis des lustres et c’est elle qui apparait dans le cube de verre au début de la Saison 3, qui massacre le couple en-dessous et qui s’échappe ensuite pour rejoindre la vieille Sarah à Twin Peaks, passant probablement par le vortex dissimulé dans la forêt, que les policiers de Twin Peaks découvrent en suivant les indices du Major Briggs dans les derniers épisodes.
On se souviendra aussi de cette entité frappant à la porte de manière menaçante lorsque l’agent Cooper essaie de regagner notre monde depuis un cube dans l’espace. Judy, bien entendu, en train d’essayer de passer…
Dans tous les cas, le couple Palmer (les parents de Laura) semblait être destiné à recevoir les entités mâle et femelle qui cherchent à répandre le mal sur le monde et à trouver, en Twin Peaks, le lieu idéal pour le générer…

Le DOSSIER FINAL nous apprend également une large part des agissements du double maléfique de l’agent Cooper durant ces 25 dernières années. Il aurait ainsi monté et dirigé un syndicat du crime de dimension internationale rivalisant avec les plus grands cartels et mafias de son temps, glissant ses ramifications dans la totalité des activités criminelles (drogues, jeux, traffics d’êtres humains, cybercriminalité, prostitution, meurtres commandés, chantages, fraudes, extorsions et activités financières illégales en tout genre, remontant probablement aux plus hautes sphères politiques) et c’est lui qui dirige d’ailleurs la plupart des gangsters que l’on voit agir à Las Vegas. On apprend que les bénéfices titanesques de ces activités auraient essentiellement servi à financer des recherches occultes, car le Double traquait quelque chose depuis toutes ces années. Il traquait en premier lieu le Major Briggs et l’agent Phillip Jeffries, lesquels se dissimulaient quelque part dans l’espace-temps, avec les coordonnées d’un endroit particulier permettant d’infiltrer un réseau de passages interdimensionnels (qu’ils ne maitrisaient manifestement pas complètement). Et enfin il cherchait Judy, bien sûr. Et pour trouver toutes ces “choses”, il finançait également la réalisation de cet étrange cube en verre à New-York, afin d’y repérer toute créature errant dans le temps et l’espace.
On découvre aussi une part du mystère autour de l’agent Philipp Jeffries, jadis incarné par David Bowie dans le film et transformé en une sorte de théière géante (so british ?!!!) dans la Saison 3. Celui-ci aurait mené une enquête à Buenos Aires durant un long moment et aurait découvert le premier l’existence de l’entité nommée Judy. En poussant plus avant ses recherches, il aurait découvert qu’en réalité le nom complet était Joudy, soit celui d’un démon de l’ancien temps. Puis il se serait dissimulé dans une brèche multidimensionnelle afin de fuir un danger imminent. Ne sachant maitriser la chose, il serait apparu brièvement dans le bureau du FBI (scène vue dans le film TWIN PEAKS : FIRE WALKS WITH ME), puis se serait téléporté de nouveau dans son hôtel de Buenos Aires (scène vue dans THE MISSING PIECES). Le fait qu’il ait montré du doigt l’agent Cooper dans le bureau du FBI en demandant au chef Gordon Cole “Qui croyez-vous qu’il soit, celui-là” indique clairement qu’il pensait voir le double maléfique, ce qui signifie qu’il avait non seulement déjà voyagé dans l’espace, mais aussi dans le temps. Il sera effectivement traqué par le double bien des années plus tard, se transformant en une entité distincte (le théière, donc), apprendra à maitriser les réseaux de l’espace-temps et permettra finalement au bon Cooper de retourner en 1989 afin de sauver Laura.

Le DOSSIER FINAL s’achève alors que l’agent Preston farfouille dans les fichiers du journal de Twin Peaks et quelle découvre que la timeline a effectivement changé : Laura n’est pas morte mais a été portée disparue (dans une autre dimension ?) depuis 25 ans.
Lorsqu’à la fin, après son réveil dans le motel et alors que Diane a disparu, Cooper semble avoir tellement changé, c’est que la réalité qu’il a transformé a fini par le ratrapper : Il est donc devenu le Cooper de la nouvelle réalité -la nouvelle timeline- qu’il a créé en changeant le destin de Laura. Une réalité dans laquelle il l’a recherchée depuis tout ce temps, avec pour but de la ramener chez ses parents. Sauf que cette nouvelle réalité lui échappe également et que, tel l’agent Jeffries et l’agent Desmond (incarné par Chris Isaak également dans le film), il erre à présent quelque part, perdu dans un entre-deux dans lequel l’espace et le temps, voire même sa propre identité, se fragmentent continuellement (comme dans MULHOLLAND DRIVE). Il se retrouve ainsi lui-même fragmenté dans le temps et l’espace (avouons qu’il ressemble autant à lui-même qu’à son Doppelgänger) avec Laura et, potentiellement, avec un démon qu’il a considérablement contribué à libérer, en poussant jadis trop loin ses investigations, en pénétrant la Loge noire et en laissant s’échapper son double maléfique…
Et ainsi nous comprenons l’étrange comportement de Diane pendant et après la scène d’amour, car elle sent que la réalité, autant que son partenaire, sont en train de changer… et de disparaitre.
Quant à Laura et son hurlement final, sa nature également fragmentée saisit soudain, en entendant sa mère l’appeler depuis une autre dimension, pourquoi jusqu’ici elle faisait tout pour surtout ne pas s’en souvenir…
Avec ses deux derniers épisodes, David Lynch nous aura, avec le recul, offert deux fins possibles : Celle de l’épisode 17, feu d’artifice joussif dans lequel la plupart des personnages de la première saison se réunissent enfin pour remporter la victoire sur le mal. Et celle de l’épisode 18 qui s’impose dirèctement comme son antithèse, une fin cruellement désillusionnée dans laquelle, malgré l’omniprésence du fantastique, le réel semble essayer de dévorer la fiction.
Au final, cet espace-temps distordu, généré par la menace de Judy, ce nouveau monde tellement éloigné du charme de TWIN PEAKS, apparait comme un horrible miroir de notre monde bien réel. Un monde désenchanté, désembelli, dans lequel le mal se dissimule partout et où il s’appelle pauvreté, corruption, tristesse et désespoir… En définitive, à force de courir après les mystères de TWIN PEAKS, nous n’avons fait que revenir au point de départ : Celui de notre étrange réalité.
THAT’S ALL, FOLKS !!!