
LE PAPIER, LA CHAIR ET LE SANG
– CONAN LE BARBARE : 1° PARTIE –
Chronique du film CONAN LE BARBARE – 1° PARTIE :
Les 50 ans qui séparent le film de 1982 de la création du personnage et de son univers
Médiums : Littérature, Illustration, comics, cinéma.
Genre : Fantasy, Aventures, Fantastique.

À genou, femme !
Cet article portera sur l’évolution du personnage de Conan le Barbare à travers le temps et les médiums.
Il couvrira les cinquante années qui vont de la rédaction des nouvelles de Robert E. Howard, publiées initialement dans les pulps magazines à partir de 1932, jusqu’au film de John Milius diffusé au cinéma en 1982.
Un deuxième article explorera davantage le film lui-même.
Pour entamer la lecture de l’article dans les meilleures dispositions, vous pouvez aussi écouter la magnifique BO en même temps…
Afin de saisir au mieux l’héritage d’une création aussi retentissante dans la culture populaire qu’un SEIGNEUR DES ANNEAUX, un MYTHE DE CTHULHU ou un STAR WARS, ici exploré à travers cinquante années de déclinaisons et autres plagiats littéraires et artistiques sous toutes leurs formes, notre article s’articule en quatre parties distinctes, revenant sur l’historique de la création et de l’évolution de l’univers de Conan le barbare à travers les différents médiums, pour remonter le temps jusqu’à la genèse du film de 1982 :


Une Nouvelle signée Robert E. Howard dans le magazine de gauche.
Une autre par H.P. Lovecraft, dans celui de droite.
Les pulps Weird Tales
Avant de devenir un film, le personnage de Conan le Barbare (ou Conan le Cimmérien) et sa mythologie de l’âge Hyborien ont connu une très longue vie artistique. Conan fut créé par le romancier Robert E. Howard en 1932 et ses aventures furent publiées (dix-huit histoires en à peine trois ans) dans les mêmes pulps qui accueillaient les récits d’autres écrivains, comme H. P. Lovecraft ou Lester Dent. Mine de rien, Howard inventait alors le genre moderne de l’Heroïc Fantasy en développant toute une mythologie interne, imaginaire mais historiquement plausible et solidement articulée.
Nous relèverons au passage l’amitié épistolaire mais profonde qui liait Robert E. Howard et H.P. Lovecraft. Leur intense correspondance et leur admiration réciproque aura énormément d’influence sur leurs univers respectifs. Lovecraft reprendra à son compte le génie d’Howard en matière de développement mythologique d’un univers de fantasy ou de science-fiction quand Howard se laissera imprégner de l’horreur cosmique et des créatures organiquement indicibles (et positivement glauques) de l’écrivain de Providence.

Les premières illustration séminales de Margaret Brundage : Femme ! À genou !
Le succès des aventures de Conan fut suffisamment important pour que l’éditeur Weird Tales, qui les publiait à l’époque (dans un désordre non-chronologique voulu par son auteur, qui souhaitait écrire ses histoires comme un aventurier les raconterait, c’est-à-dire dans le désordre), les mette à l’honneur par le biais des illustrations en couverture. Celles-ci étaient effectuées la plupart du temps par Margaret Brundage, une artiste engagée pleinement par l’éditeur.
Brundage fut ainsi la première à donner une proposition visuelle de l’âge hyborien. Bien que ses peintures paraissent aujourd’hui naïves et surannées, elles furent vivement commentées à l’époque pour leur contenu érotique ! L’image de ces femmelles dénudées et pulpeuses, posant à genou devant le barbare musclé venant les sauver de tout un tas de sauvages féroces et autres créatures de cauchemar, est donc bel et bien sorti des pinceaux d’une femme et non d’un gros machiste soumis à ses fantasmes libidineux !
N’empêche, après la mort d’Howard, qui se suicide en 1936 à l’âge de trente ans, un certain Lyon Sprague de Camp reprend les écrits dédiés à Conan et son univers afin de poursuivre la même mythologie. Avec un autre écrivain nommé Lin Carter, il plagie largement toute cette mythologie et les deux hommes ne rechignent pas, lorsqu’ils le souhaitent, à réécrire carrément certaines nouvelles de la plume d’Howard ! Ces plagiats finiront pas appauvrir la force du travail mythologique de l’auteur originel, transformant ces récits nimbés d’une réflexion pessimiste mais profonde sur la chute des civilisations, en pastiches plus ou moins laborieux, beaucoup plus proches des illusttrations naïves de Margaret Brundage !


Les légendaires peintures de Frank Frazetta (à genou, femme !).
Les illustrations de Frazetta
Pendant des décennies, les lecteurs achèteront les livres de CONAN LE BARBARE sans vraiment savoir qu’ils lisent en grande partie des pastiches ! Il faudra attendre les années 2000 pour qu’un gros travail éditorial soit effectué afin de séparer le grain de l’ivraie et de publier enfin une collection restaurée, avec toutes les nouvelles originelles de Robert E. Howard. C’est la raison pour laquelle le film de John Milius, entre autre, possède quelque passages empruntés également aux récits de Lyon Sprague de Camp, comme par exemple une scène du début du film se déroulant dans une crypte, à l’intérieur de laquelle Conan découvre son glaive (la nouvelle s’intitule d’ailleurs LA CHOSE DANS LA CRYPTE).

Le concept du guerrier ultime selon Frazetta : Seul contre tous !
En créant le personnage de Conan le Cimmérien, Robert E. Howard avait pourtant donné le ton : Il y décrivait un mélange fascinant de ténèbres vénéneuses, inhérentes à cet âge oublié où l’homme sort de la préhistoire, et d’héroïsme barbare, à mille lieues de l’Heroic Fantasy manichéenne et connotée telle qu’elle sera trop souvent popularisée par la suite, le tout saupoudré d’un zest d’érotisme. Il y règne une atmosphère poisseuse, glauque et viscérale, baignée dans la chair et le sang.
Dans les années 60, les peintures de Frank Frazetta commencent à illustrer les couvertures des recueils réunissant les aventures de CONAN LE CIMMÉRIEN. La puissance de ses images (des peintures à l’huile sur toile) est telle que les ouvrages se vendent comme des petits pains ! On peut considérer aujourd’hui sans peine que le succès de Conan, bien qu’il fut tout à fait honorable à l’époque de sa publication initiale dans les pages de Weird Tales avec les illustrations de Margaret Brundage ou d’autres illustrateurs occasionnels, incombe en majeure partie à Frazetta. Ce dernier parvient à saisir l’essence même des écrits de Robert E. Howard : Son Conan est une montagne de muscles aux yeux de braise et à l’allure sauvage. Les décors paraissent immémoriaux et se dressent au-dessus d’un amas d’ossements et de corps putréfiés. Toute l’atmosphère crasseuse et vénéneuse des écrits d’Howard est retranscrite, sans oublier la dimension érotique.

Déjà un serpent géant…
Frank Frazetta est aujourd’hui unanimement reconnu comme le plus grand illustrateur de l’histoire en matière de fantasy et de science-fiction. Au départ “simple” dessinateur de bande dessinée (notamment pour l’éditeur Warren et ses comics d’horreur), il se consacrera de manière croissante à l’illustration des couvertures de livres de poche, des affiches de cinéma, des pochettes de disque et finalement de ses peintures originales, dont le succès ne se démentira jamais. Mais c’est vraiment à travers ses illustrations des aventures de CONAN LE BARBARE qu’il marquera durablement l’inconscient collectif. Une iconographie d’une puissance telle qu’elle influencera par la suite toutes les adaptations dédiées au personnage et à son univers.

Les comics Marvel
Dès le début des années 70, le personnage débarque chez l’éditeur Marvel Comics. Un scénariste du nom de Roy Thomas décide alors de s’écarter du monde trop enfantin des super-héros maison, comme Spiderman et les Fantastic Four et envisage de transposer l’univers de Robert E. Howard sous la forme d’une série de bandes dessinées. D’abord éconduit par Stan Lee, grand Manitou de la Marvel très attaché à ses super-héros-maison (des idées), Thomas finit par avoir gain de cause et développe sa propre série intitulée tout naturellement CONAN LE BARBARE.

Les premières bandes-dessinées consacrées à Conan, sous les crayons du grand Barry Windsor-Smith.
Mais cela ne suffit pas. Le Comic code Authority (un code de censure rigoureux imposé aux comics destinés à un jeune lectorat) génère encore trop de restrictions à un univers initialement sombre et violent. Roy Thomas va alors créer une seconde série, intitulée SAVAGE SWORD OF CONAN, dont la tonalité sera plus adulte, plus âpre et moins édulcorée.
Toutes ces séries seront dessinées par les grands noms de l’époque, notamment Barry Windsor-Smith (qui sera le premier à dessiner Conan dans le monde de la bande dessinée) et surtout John Buscema, qui offrira au personnage son allure massive définitive, qui collera définitivement à sa peau de bête…
Dans l’ensemble, le travail de Roy Thomas et de ses collaborateurs est dans la lignée d’Howard et de Frazetta. Ils développent l’univers visuel du barbare de manière relativement fidèle et réussissent peu à peu à imposer la dimension iconique et viscérale de l’âge Hyborien (l’époque dans laquelle se déroulent les aventures de Conan (et de certains autres personnages), une période inventée par Howard se situant juste après la préhistoire). Tous les archétypes du genre ont été entérinés dans les pages de ces comics légendaires.

Le Conan définitif de John Buscema : À genou, femme !
Si les couvertures des premiers comics dédiés à la série CONAN LE BARBARE sont réalisées par les dessinateurs eux-même, ce n’est pas le cas pour celles de la série SAVAGE SWORD OF CONAN. Tout comme les comics d’horreur de l’éditeur Warren Publishing (CREEPY, EERIE et VAMPIRELLA, dont la plupart des couvertures de l’époque sont signées Frazetta !), SAVAGE SWORD OF CONAN est publiée dans un format-magazine. Soit un dérivé des comic books, son format distinct lui permettant d’échapper à la censure en apparaissant chez le marchand de journaux, non pas aux côtés de BATMAN ou SPIDERMAN, mais plutôt de Playboy !
Pour le coup, les couvertures peuvent se démarquer et afficher le même contenu un brin sulfureux des illustrations du grand Frazetta et l’illustrateur principal de ces magazines, Boris Vallejo, va s’en donner à cœur joie en reprenant exactement la même iconographie !

Le Conan de Boris Vallejo, dans la droite-ligne de Frazetta : Femme ! À genou !!!
Si l’on récapitule, le visuel des aventures de Conan, qui s’est développé depuis l’époque de la création du personnage et de son univers, apparait d’abord sur les couvertures du pulp magazine Weird Tales à travers les peintures de Margaret Brundage. Il prend ensuite sa dimension iconique définitive avec les illustrations de Frank Frazetta sur les premières éditions de poches des nouvelles dédiées à Conan, avant d’être décliné en comics avec les dessins de plusieurs dessinateurs, notamment Barry Windsor-Smith qui lui donne “vie” le premier, puis John Buscema qui impose une représentation massive pérenne, sans oublier les couvertures de magazine de Boris Vallejo dans la droite ligne des tableaux de Frazetta.
Nous sommes arrivés à la fin des années 1970. L’étape vers le grand écran sera la suivante.

Margaret Brundage, Frank Frazetta, Barry Windsor-Smith, John Buscema, Boris Vallejo. Près de cinquante ans d’évolution du personnage au rayon de l’illustration et des comics.

La genèse du film
Comme par miracle, la première adaptation cinématographique de CONAN LE BARBARE qui nous intéresse ici en particulier, va parvenir à lier tous les acquis de cet héritage. Le film de John Milius, qui sort en 1982, possède la force des nouvelles d’Howard, le look des peintures de Frazetta et Vallejo et le parfum des comics de Thomas et Buscema. Arnold Schwarzenegger apparaît instantanément comme une réussite de casting historique (au même titre que Christopher Reeves dans le rôle de Superman). Milius ne cache pas ses sources d’inspiration : Il idolâtre Howard, avoue avoir recherché pendant des mois le sosie du Conan de Buscema et désire utiliser une illustration de Frazetta (THE BARBARIAN – 1966) pour l’affiche de son long métrage ! Il possède une vision claire de son projet et son film marque une note d’intention très forte en s’ouvrant sur une citation de Nietzche : “Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort”. Le Conan de Milius se dressera sous le signe de la quête initiatique. IL sera lyrique ou ne sera pas.
Quant à l’image de la Femme, c’est amusant de voir que cette posture de victime agenouillée aux pieds du beau guerrier initiée par Margaret Brundage (et relayée par les pastiches de Lyon Sprague de Camp & Lin Carter) a perduré sur la plupart des illustrations iconiques dédiées à Conan étant donné que, dans les textes originaux d’Howard comme dans la plupart des comics, les héroïnes associées à Conan sont le plus souvent de redoutables guerrières quasiment aussi fortes et dangereuses que le héros lui-même !
On trouve effectivement dans les nouvelles séminales d’Howard des figures de femmes redoutables, comme Bêlit et Valeria dans les histoires de CONAN LE BARBARE, ou Red Sonja dans d’autres univers. Valeria par exemple, apparait chez Marvel Comics dans les épisodes SAVAGE TALES #3 et 4 (adaptation de la nouvelle LES CLOUS ROUGES) par Roy Thomas et Barry Windsor Smith dès 1973 et c’est déjà une figure de femme forte et dangereuse. Dans le film de John Milius, le personnage de Valeria s’impose comme une fusion de toutes ces figures de guerrière howardiennes et elle est clairement écrite comme l’égale du héros dans l’art du combat.

THE BARBARIAN : Une des affiches du film qui fait rien qu’à reprendre du Frazetta !
Sous les traits de “Schwarzy”, Conan le barbare semble quant à lui sortir d’une peinture de Frazetta. Le film en fait une bête qui évolue tout au long de sa vie. Muet durant toute sa jeunesse, il devient esclave, gladiateur, étudiant, reproducteur (!), voleur et conquérant. Le script d’Oliver Stone & John Milius (fraîchement auréolé de celui de APOCALYPSE NOW) insiste sur une quête intrinsèque de l’esprit et de la matière. L’Homme, qui a évolué en créant des outils et plus tard des armes pour survivre dans un monde cruel, n’est entier que si l’esprit fait corps avec la matière, avec la chair et l’acier, sa plus belle création. Conan et son épée ne font qu’un. Ils symbolisent cette évolution où la matière et l’esprit se sont liés au service d’une évolution dévouée à la survie. Ça vaut ce que ça vaut, mais ce fil conducteur élève le débat d’une histoire qui, autrement, n’aurait pu se résumer qu’à une série de péripéties aventurières.

Tout droit sorti des pages d’un livre, d’une illustration ou d’un comic book, voici Conan en chair et en os !
Depuis l’époque de sa sortie, de nombreux admirateurs de l’œuvre d’Howard reprochent au film de ne pas être suffisamment fidèle à ses livres. Certains osent même, à présent, prétendre que le remake réalisé par Marcus Nispel en 2010 (honteuse bouse dotée d’un scénario immonde) est nettement plus fidèle ! Une discussion assez agaçante parce qu’elle nie tout simplement le principe même d’une adaptation. En choisissant de ne pas coller à la “biographie” du personnage telle qu’elle est décrite dans les livres, John Milius et Oliver Stone faisaient le choix d’en préserver davantage l’esprit que la lettre. Ainsi, bien que l’histoire de leur Conan se distingue de celle narrée par Howard, ils en retranscrivent fidèlement la moelle, le parfum et l’atmosphère. En termes d’adaptation, c’est quand même bien plus intéressant que le pâle navet lisse et impersonnel produit en 2010.

Lequel est le plus fidèle ? Hein ? Choisis ton camp camarade !
Au contraire, la réalisation du film de 1982 fera date. Milius n’oublie pas ce qui a fait la force des œuvres précédemment citées : À chaque fois, que ce soit à travers Howard, Frazetta, Thomas et Buscema, le public découvrait quelque chose de l’ordre du “jamais vu”. Le film ne déroge pas à cette règle : Les combats, les décors, les armes et accessoires, la violence et la dimension érotique, la photographie, tout en 1982 est de l’ordre du jamais vu sur un écran. Le ton est lyrique, le scénario s’articule tel un opéra composé en plusieurs tableaux (la jeunesse, la vie de voleur, la vengeance). La dramaturgie est intense. Les personnages s’aiment et meurent de manière tragique et violente, la plupart du temps sans dialogues, sous la seule force des images. Milius souhaitait insuffler à son film une dimension Wagnérienne et il y a mis tout son cœur, bien aidé par un casting très réussi (inoubliable James Earl Jones dans le rôle de Thulsa Doom ) et une bande-son inégalée.
Je me souviens, enfant, avoir été profondément marqué par la découverte du film. Jamais un monde barbare ne s’était imposé à mes yeux avec autant de force. Un de ces traumatismes qui génère une cinéphilie.

Tout droit sorti des comics !
Prévu à la base comme une franchise de films à suivre dans le même esprit que la saga des JAMES BOND, le long-métrage de John Milius connaitra une suite en 1984 (CONAN LE DESTRUCTEUR) et une déclinaison sous le nom de KALIDOR (RED SONJA, 1985), avant qu’une série d’animation de 65 épisodes (CONAN L’AVENTURIER) et une série live de 22 épisodes (CONAN) ne viennent écumer les années 90, en attendant de subir le reboot minable de 2010… Mais comme le dit le chroniqueur à la fin du film : “Ceci est une autre histoire”…
Je vous donne rendez-vous dans la seconde partie de l’article, où nous parlerons en profondeur du film lui-même, à savoir de CONAN LE BARBARE, réalisé en 1982 par John Milius, sur un scénario de John Milius et Oliver Stone.

Tiens, un serpent géant…
SEE YOU SOON !!!