LA SAGA DES CENDRES 1/2
Chronique de la série : MARDI GRAS DESCENDRES
Date de sortie : 1998
Auteur : Éric Liberge
Genre : Fantastique, Horreur, Science-fiction
Éditeur : Dupuis
Nous allons nous intéresser ici à l’œuvre majeure d’Eric Liberge, à savoir la saga MONSIEUR MARDI-GRAS DESCENDRES. Cet article est le premier d’un dyptique. Le second portera sur la préquelle LE FACTEUR CRATOPHANE sortie en 2016.
Sachez qu’au cours de cet article, il y aura quelques spoilers, mais je me garderai de révéler les plus grands secrets, tout comme je m’abstiendrai de dévoiler la fin.
Note : cet article (quelque peu mis à jour dans cette version) est le premier que j’ai publié sur le site de Bruce Lit. En hommage et en remerciement envers son taulier Bruce, je le cite ici. N’hésitez pas à visiter son blog.
Qu’est-ce qui nous attend après la mort ?
Que se cache-t-il derrière ce titre étrange ? Eh bien une œuvre assez singulière que son auteur aura eu du mal à publier.
MONSIEUR MARDI-GRAS DESCENDRES met en scène des squelettes évoluant dans un univers sombre et froid (c’est le cas de le dire, nous sommes sur Pluton). L’histoire suit celle de Victor Tourterelle, renommé Mardi-Gras Descendres car il est mort entre Mardi-Gras et mercredi des cendres. Une nouvelle identité pour un mort débarrassé à la fois de sa chair et de la majorité des souvenirs de sa vie.
Ici, dans cet univers désertique éloigné de tout et sans doute oublié de Dieu aux confins du système solaire, il semble devoir s’accoutumer à une existence dont il ne saisit pas le sens. Il va rapidement être mis au courant de sa condition par le personnage important du « facteur » chargé de délivrer les rapports post mortem aux défunts. Ce facteur emmènera rapidement notre héros dans l’agglomération Sainte-Cécile, siège d’un système politique totalitaire mis en place par certains ne sachant pas quoi faire d’autre de leur non-vie. Cartographe de métier, Victor Tourterelle sera bientôt chargé par une organisation rebelle de cartographier ce lieu en le parcourant afin d’en saisir le sens. Un acte interdit car l’ignorance du peuple est la force du régime totalitaire.
Le facteur et son vélo supersonique
Les éditions Dupuis ont réédité cette saga dans une magnifique intégrale à l’occasion de la sortie en mars 2016 d’une préquelle intitulée LE FACTEUR CRATOPHANE.
Dans cette intégrale, nous pouvons y trouver une interview de l’auteur qui partage avec nous le parcours difficile de cette série. En effet, la forme particulière de cette BD rebutait les maisons d’éditions, ce qui n’est pas très étonnant tant l’atmosphère globale paraît macabre et sinistre. Pourtant c’est une série non dénuée d’humour. Après quelques tentatives de publications plus ou moins fructueuses, Éric Liberge a été étonné par l’ouverture d’esprit de la maison Dupuis lorsqu’ils ont choisi de publier sa création alors qu’elle détonait pas mal avec le reste de leurs publications tous publics.
Car il s’agit tout de même d’une comédie satirique et métaphysique qui brasse divers sujets adultes comme la mort, l’après-vie, la dictature, le sens de la vie et le tout dans une atmosphère ésotérique et gothique curieuse. La mort et la critique religieuse sont des thèmes qui transpirent de l’œuvre d’Éric Liberge. Ajoutons à cela un argot particulier propre à son monde de squelettes qu’il faudra déchiffrer et nous voilà en présence d’une œuvre exigeante. Il est évident que ça ne plaira pas à tout le monde. Mais c’est une œuvre qu’on sent personnelle, et qui aborde des sujets et des angoisses qui ont toujours hantés Éric Liberge depuis la mort de son frère lorsqu’il était enfant (détail qu’il partage dans son interview), et qui a déclenché sa curiosité pour la mort et sa manie de dessiner des squelettes.
Même sans la peau sur les os, les morts peuvent encore picoler
Et des squelettes, il y en a un paquet dans cette BD. En fait il n’y a que ça. Mais les visages ne sont pas des crânes réalistes et tristement inexpressifs. Ils ont des expressions et des signes distinctifs qui font qu’on parvient tous à les distinguer. Au-delà des os, l’architecture gothique de la cité de Sainte Cécile, et autres galions qui naviguent sur les océans d’éther en orbite autour de Pluton constituent un univers graphique unique et extraordinaire.
Le soin apporté aux détails est impressionnant. Éric Liberge utilise de l’encre de Chine et du Lavis pour créer ses planches aux allures de fresques gothiques fascinantes. Mais vous pourrez juger de ça sur les images. Pour continuer la chronique de cette saga, je vous propose de faire un tour d’horizon de chaque tome pour suivre le cheminement des sujets abordés dans cette BD.
Des architectures vertigineuses
Durant le premier tome nous suivrons donc Victor Tourterelle qui sera guidé par le facteur qui lui fera découvrir « le pays des larmes » comme il l’appelle. Désemparé, Victor constatera que l’autre monde est une sorte de poubelle où les morts s’entassent dans des villes et subissent un système corrompu dirigé par Le Grand Septuagésime et où les petits trafics sont quotidiens. Les morts n’ayant que leurs os comme biens, il leur arrive souvent de se les faire voler et ils sont alors contraints de les replacer par diverses pièces. Il ne sera donc pas rare de voir un squelette avec un œil métallique, un robinet sur l’épaule où autres moulins à cafés sur la tête. En parlant de café, celui-ci joue un rôle important dans cette histoire. Attention, n’oubliez pas que j’ai dit que c’était une BD qui traitait de sujets denses, mais qui restait délirante. Au pays des larmes, les morts se saoulent de produits toxiques venus des égouts de la terre. Face à tous ces acides et autres produits chimiques qui n’ont aucun effet négatif (ni positif) sur des morts, Descendres va commettre l’erreur de demander un café. Une erreur car ici, le café est une boisson taboue assimilée à une drogue. Pourquoi ? Nous le saurons plus tard. Pour l’instant, Descendres, qui est tout de même une sacrée tête brulée qui ne sait pas se taire, va se retrouver à force de réclamer son café, condamné au centre de redressement par les soldats du ministère.
Répression dans les rues de Sainte-Cécile
C’est dans ce lieu qu’il lui sera ouvert le crâne afin de lui retirer son âme, après en avoir retiré des grains de café (car oui, nous avons du café dans l’âme, sachez le !) Descendres sera cependant aidé par un groupe de rebelles répondant au nom de La Corniche qui l’aidera à fuir. Mais ils le feront aussi chanter en exigeant qu’il reprenne ses activités de cartographe et dresse une carte détaillée de l’au-delà en échange de la fiole contenant son âme. Dans cette histoire, la connaissance est donc assimilée à l’arme ultime contre le régime en place pour sortir la population de sa torpeur.
Les trains pour le centre de redressement : une image rappelant de tristes évènements de notre histoire.
Dans le 2eme tome, nous en apprendrons davantage sur le pouvoir en place et sur La Corniche. De même, une troisième organisation nous sera présentée. Il s’agit de l’ordre des Psychopompes, chargé de récupérer les corps qui dérivent après leur mort dans le vide de l’espace avant de les acheminer jusqu’à Pluton. Cette organisation réside sur Charon, satellite de Pluton qui partage son nom avec le passeur du fleuve Styx. L’originalité des lieux a donc une signification (Pluton est aussi Hadès, dieu des morts). Cette organisation est presque celle qui a le plus de pouvoir mais se désintéresse du sort de ceux envoyé « en bas », même si elle permet à La Corniche de se cacher chez eux.
Un détail amusant viendra du fait que les Psychopompes abusent de leur position pour faucher les affaires des morts, notamment la bouffe pour ceux morts à table. Sauf que les mets les plus raffinés n’ont plus aucun goût pour ces squelettes. On ne peut que sourire en les voyant donc déblatérer sur les qualités d’un vin dont ils ne peuvent que vaguement se souvenir car on ne peut s’empêcher d’y voir une sorte de parodie d’un discours snob d’amateur de pinard qui aime s’écouter parler.
Des forteresses aux allures d’orgues d’église
Dans ce tome, nous apprendrons que les anciens travaux de diverses personnes, notamment le traité de l’essence de Pluton de l’ermite Architofel peuvent servir de base au travail de Descendres pour cartographier l’autre monde. Ce traité est entre les mains de La Corniche mais d’autres écrits ont bien entendu été cachés dans la bibliothèque interdite par Le Grand Septuagésime, à la manière d’un Evêque soucieux de faire disparaître les propos érudits remettant en question les croyances et le pouvoir en place. A de nombreux égards, cette histoire est un reflet du règne obscurantiste de l’Église qui condamnait toute avancée scientifique ou théorie pouvant affaiblir leur emprise sur la population.
Par la suite, la menace que va représenter La Corniche sera à l’origine d’une véritable campagne de terreur orchestrée par la garde d’élite du dictateur : la Salamandre. Son but sera de repérer parmi les citoyens, tout sympathisant envers les rebelles.
Finalement, avec l’aide d’un membre de La Corniche, Descendres partira à bord d’un galion sillonner les mers d’éther pour effectuer des relevés de terrain. Il sera alors expliqué que le café a des vertus hallucinogènes mais qui ne font pas seulement délirer, mais raniment des souvenirs terrestres. Des sens, des plaisirs. Ce n’est qu’à l’aide de café que Descendres trouvera des réponses. Des réponses que Le Grand Septuagésime lui-même semble connaître mais s’efforce de dissimuler. Ce qui est une chose intéressante. Il ne semble pas être un vrai obscurantiste, mais pense que dissimuler la vérité garantira la paix dans les rangs des morts. Lui et sa garde cherchent finalement à maintenir un contrôle à grands coups de sermons religieux.
Cartographe : un métier qui vous fera survoler des paysages lunaires vertigineux à bord d’un galion, rien que ça !
Nous retrouverons tout le long de cet album des références à l’alchimie que Liberge aime glisser fréquemment puisque la Salamandre est une milice se servant de salamandres de feu pour réduire en cendres les éléments dissidents au régime. Or, en alchimie la salamandre était l’être élémentaire associé au feu. Nous aurons droit aussi à l’énumération d’œuvres ésotériques lors des fouilles des Archives : les travaux théosophiques de Jakob Bhöme, les figures secrètes de Rose-Croix et le Locus Terrenus (représentation ésotérique de l’univers sous forme circulaire) De nombreuses théories ésotériques sont ainsi présentes dans ce monde. Il y a aussi des reproductions de gravures alchimiques comme la putrefactio-nigredo de Jean Daniel Mylius dans les affaires du galion. L’ésotérisme et les symboles alchimiques font office de religion dans ce monde, remplaçant les grandes religions qu’on connaît qui n’auraient plus beaucoup de sens (comment croire au christianisme quand on est un squelette mort-vivant paumé sur Pluton ?)
Le 3ème tome sera l’occasion d’une visite dans les profondeurs de la planète Pluton. Shooté au café, Descendres y percevra les différents cercles des 7 péchés capitaux de ce qu’il sait à présent être le purgatoire, peuplé de ses propres démons. La représentation que nous avions pu voir de ces péchés en dernière page du tome précédent était tenue par Le Grand Septuagésime, ce qui est l’élément permettant de comprendre qu’il est courant de la vérité mais la cache volontairement à ses sujets.
Tel Dante descendant dans les neuf cercles de l’Enfer, Descendres plongera dans les abîmes de sa conscience
D’ailleurs, ce nom étrange « Septuagésime » ne sort pas de nulle part. Le temps de la Septuagésime est un temps de presque 70 jours qui correspondent aux 70 années de la captivité de « Babylone la corrompue » selon les croyances bibliques. Ce temps est là pour rappeler la conséquence des péchés, et la nécessité d’y renoncer pour parvenir à la grâce divine, car le peuple de Babylone ne tomba plus jamais dans l’idolâtrie après avoir fait pénitence. On pourrait donc dire que le règne du Grand Septuagésime reflète sa croyance dans le fait qu’ils ont péché et doivent se repentir pour atteindre la délivrance. Une délivrance que Descendres cherche aussi, mais d’une façon différente que redoute notre dictateur qui se complait finalement dans sa solution. Ses motivations sont en tous cas plus complexes que celles d’un bête « méchant ».
Pendant ce temps, les frères de La Corniche vont faire libérer les truands et opposants au régime de la prison de Saint-Luc et provoquer un chaos innommable dans les rues. À ce stade, nous ne savons plus qui a raison ou tort. C’est toujours le même problème : peut-on dire la vérité à tous en risquant l’anarchie ou est-ce que la paix n’est pas davantage garantie par le mensonge et la dissimulation ?
Des scènes poignantes dans le labyrinthe de l’esprit
Un ancien contestataire du nom de Jeronimus prendra la tête d’une révolte brutale. Il s’avèrera que cet individu, au même titre qu’Architofel précédemment cité comme le premier à avoir étudié les lieux, faisait partie d’un groupe de 4 personnes à l’origine de ce monde. Le fameux facteur n’est pas n’importe qui non plus. Autant dire que le tome 4 ne part pas dans la direction que l’on imaginait et nous retourne le cerveau avec un concept qui explique la création du Purgatoire par la volonté pervertie de l’homme et non celle du tout-puissant.
La fin de l’histoire nous expliquera les agissements du Grand Septuagésime et ce qui motivait son maintien de la paix par l’ignorance et la dissimulation du secret de la résurrection découvert par Jeronimus (ce qui lui a valu d’être emprisonné) C’est donc ce secret qui redonnera un peu d’espoir dans ce monde à la fin en ouvrant une porte vers des possibilités autres que l’éternel tourment de ces âmes perdues.
Jeronimus, de son nom complet Jeronimus Van Aken est d’ailleurs le vrai nom de Jérôme Bosch, un prêtre connu pour ses activités de peintre qui n’aurait pas renié cet ossuaire de l’espace, lui qu’on appelait le « faiseur de diables » au travers de ses peintures religieuses illustrant divers enfers et autres péchés. J’avoue personnellement ne pas connaître grand-chose de tout ça et il n’est pas nécessaire d’être versé là dedans pour apprécier cette BD. Mais c’est toujours intéressant de relever les références de ce genre, ne serait-ce que pour mesurer le travail de mariage accompli entre satire, concepts religieux, ésotérisme et réflexion sur le sens de la vie éphémère face à l’éternité stérile.
Les terrifiants démons intérieurs aux allures lovecraftiennes
L’approche est fort plaisante puisque l’auteur ne juge pas méchamment les peurs et certains comportements lâches de ces défunts effrayés par la vie et le changement. Tout au plus il s’en amuse avec quelques scènes comiques, mais finalement ces tourments, nous les connaissons tous. Peut être sont-ils même ceux de l’auteur. Il n’y a pas tellement de « méchants » dans cette histoire, surtout des âmes égarées.
Evoluant dans un univers fortement influencé par les concepts judéo chrétiens, auxquels s’ajoutent des principes de réincarnation bouddhistes, cette œuvre n’en est pas hermétique pour autant et l’aspect métaphysique qu’on pourrait craindre pompeux est désamorcé parfois par diverses idées farfelues amusantes. Le scénario est complexe et une seconde lecture ne sera pas de trop pour tout saisir. De plus, l’amour de Liberge pour les lettres nous met face parfois à des dialogues ardus passant du poème à l’argot de bistrot ou aux envolées lyriques d’un mec shooté au café.
Cet individu a retrouvé un peu trop d’émotions en espionnant sa maison sur terre
Hélas, le 4ème tome souffre d’un effet de compression dans la mesure où l’auteur n’est d’ordinaire pas avare en découpage aéré, doubles pages, etc. Mais pas dans ce tome. Si l’intrigue trouve une conclusion satisfaisante et pas trop précipitée, la partie graphique est littéralement compressée. Images plus petites et bulles parfois difficilement lisibles. On serait en droit de se dire que cela aurait pu être étalé sur 10 planches de plus. La somme d’informations à avaler pour comprendre toutes les révélations est également assez dense. Il y a comme un goût de précipitation dans ce tome.
Les premiers tomes existent dans une version noir et blanc alors que le 4 n’existe qu’en couleur. Une fois n’est pas coutume, et contrairement à certains fans d’après ce que j’ai compris, je préfère la version couleur. Je reproche parfois à la couleur de trop masquer les détails des dessins en renforçant des contrastes et gommant certaines parties du dessin au profit d’autres. Dans le cas du trait d’Éric Liberge, c’est plutôt une bonne chose. Son obsession pour les petits détails sur les squelettes et les décors rend le tout parfois difficilement lisible sans l’ajout de contrastes via des couleurs. Les dessins sont si chargés qu’il devient difficile pour l’œil de dissocier le personnage du décor extrêmement détaillé aussi.
Comparaison noir et blanc/couleur
Mais si la colorisation avait été dégueulasse, je ne serai pas en train d’en faire l’éloge. Elle est pour moi très réussie car elle reste dans les tons crème, sépia. Et parfois même on jurerait qu’on est en noir et blanc. La couleur rouille ou cuivrée des morceaux de métal qui servent de pièces de rechange aux squelettes aide également à mieux les différencier. En gros c’est une mise en couleur en demi-tons qui sait rester discrète parfois et apporte juste ce qu’il faut pour mettre en valeur des objets.
En conclusion c’est une œuvre singulière que je trouve magnifique que j’achève de chroniquer ici. Je reviendrais pour un second article pour me pencher sur le prologue sorti plus récemment qui est bien à la hauteur de la série et qu’il convient d’ailleurs de lire après celle-ci pour en préserver la saveur.
En attendant, prions juste pour qu’un tel monde ne nous attende pas après notre mort.