LA SAGA DES CENDRES 2/2
Chronique du tome 0 de la série : LE FACTEUR CRATOPHANE
Date de sortie : 2016
Auteur : Éric Liberge
Genre : Fantastique, Horreur, Science-fiction
Éditeur : Dupuis
Cet article est la 2ème partie consacrée à la saga MONSIEUR MARDI-GRAS DESCENDRES d’Éric Liberge. Il sera consacré au tome 0 : LE FACTEUR CRATOPHANE, et contiendra quelques spoilers mais aucun dévoilant les révélations de la tétralogie soigneusement préservées dans l’article précédent.
Ce prologue sorti plus récemment en 2016, 10 ans après la fin de la série, revient sur la genèse du Purgatoire. Il convient mieux de lire ce prologue comme un flash back après avoir pris connaissance de la tétralogie. Un peu à la façon de la prélogie STAR WARS qui pourrait spoiler certaines révélations (comme l’identité de Dark Vador) si vous la regardiez avant la trilogie historique.
Cette nouvelle histoire fait plus de 140 pages, donc même s’il n’y a qu’un seul tome, nous sommes en présence d’une pièce importante de la mythologie de cet univers. La BD s’ouvre sur une révélation du tome 4 de la série (d’où l’importance de ne pas commencer par ce prologue selon moi).
Nous serons ici témoins des origines de ce purgatoire ou refrigerium tel que le nommaient les premiers chrétiens (En effet, les premiers chrétiens avaient la notion de refrigerium, un lieu de rafraîchissement pour les âmes défuntes. Le mot utilisé par les païens, puis par les chrétiens, était tout d’abord « refrigerare », « rafraîchir la mémoire »
dans le sens « entretenir le souvenir des morts », et évoquait la pratique romaine puis chrétienne des banquets funéraires. Il s’agissait surement de prières pour que l’âme parvienne au lieu de rafraîchissement et de repos après un temps préalable de purification qui correspondrait au feu du purgatoire.)

La purification par…les champs magnétiques
Bref, les responsables de la création de ce monde seront les personnages que nous suivrons ici, eux-mêmes pris au piège de l’enfer qu’ils ont engendré sans en avoir conscience. Le facteur cratophane servira de fil pour suivre l’évolution de ce monde, la mise en place de la dictature, de la confrérie de la Corniche menée par Jeronimus et des Psychopompes chargés d’accueillir les morts (et de faire le tri parmi eux et leur piquer leurs affaires comme de vils salopards).
Au début dépourvu de toute organisation, ce monde va littéralement se créer sous nos yeux. Une ville entière va être vomie des entrailles de Pluton dans une scène graphiquement dantesque. Puis les morts vont arriver en flots continus. Ils vont prendre conscience de leur condition, pas encore abrutis par l’ennui éternel comme nous les avons vus dans la série. Et en absence de toute société, l’anarchie va débuter.

Une ville vomie des profondeurs de Pluton
C’est au sein de ce chaos que Jeronimus, peu présent dans la série d’origine mais assez inoubliable, va jouer un rôle plus important. Alchimiste de son vivant, il fait partie des 4 créateurs involontaires (plus ou moins) de ce monde et est ici représenté comme une sorte de gourou à l’origine de cette mystérieuse présence du café dans le crâne de tous les défunts. S’il semble vouloir percer les mystères de la création et apporter le salut à tous, il n’est pas difficile de le voir comme un illuminé effrayant. De l’aveu même de l’auteur dans un entretien en fin de volume, « il doit être hirsute de réparations, il doit faire peur » Et en effet, Jeronimus s’est efforcé de se visser les os entre eux pour ne rien se faire dérober et ressemble à une monstruosité rapiécée.

Jeronimus, un prophète se hissant au dessus de l’anarchie
En parallèle à l’émergence de l’organisation des frères de la Corniche dirigée par ce leader charismatique, les Psychopompes s’organisent aussi dans les cieux. L’humour de ce tome vient surtout d’eux, même s’ils passent pour de sacrés opportunistes. Leur comportement abject mais tourné en ridicule se manifeste par une tendance à trier les morts qui arrivent pour garder ceux qui peuvent leur servir (artisans, architectes) et rejeter dans le chaos d’en bas ceux qu’ils jugent débiles ou avec un métier inutile. C’est évidemment toujours ce côté satirique déjà présent dans la série que nous retrouvons ici avec les vices de la nature humaine exposés avec humour (noir). Ces vices sont d’autant plus pointés du doigt par la vitesse à laquelle tous ces défunts sont prompts à répéter leurs erreurs même si l’hypothèse qu’ils sont ici pour expier leurs fautes leur vient à l’esprit.
Enfin, nous suivrons l’émergence de la dictature qui deviendra celle du Septuagésime. Son origine est curieuse et donnera lieu à l’élément le plus particulier de ce tome : la présence d’une salamandre de feu, toujours liée à la symbolique alchimique. Nous comprendrons qu’elle elle est une manifestation de la part sombre de la conscience de celui qui deviendra le Grand Septuagésime et ouvre l’ère de l’obscurantisme qui va rapidement mettre un terme aux agissements de Jeronimus qui distribue trop de vains espoirs aux âmes perdues avec son café hallucinogène.
Un autre passage amusant viendra de la mise en place d’un « conseil de la jugée karmique » par ce nouveau régime, dont la complexité de fonctionnement rappellera nos belles administrations des services publics…ou la maison qui rend fou des 12 TRAVAUX D’ASTÉRIX.

Un banquet chez les planqués du Purgatoire
Le fameux facteur est un personnage ambigu qui ne semble pas approuver la création de la dictature mais reste convaincu de la nécessité de mettre de l’ordre au Purgatoire, auquel il va contribuer en recensant les morts qui arrivent en flot continu. Un autre personnage sera celui d’une belle jeune femme qui refusera de quitter ses chairs et se révoltera contre l’absurdité de cette nouvelle existence. Pour ceux ayant déjà lu la tétralogie, il est amusant de retrouver ce personnage dans un rôle vraiment différent. Oui, en effet, je ne vous ai pas parlé d’une femme dans la série, tout simplement parce qu’elle sera finalement dépouillée de sa chair et ressemblera à un squelette comme les autres (allez donc différencier un squelette mâle et femelle !).
Vous remarquerez que je prends soin de ne pas la nommer afin que ce soit aussi une surprise pour ceux qui liront la série avant le prologue. Ce personnage refusera de quitter son refuge chez les Psychopompes afin d’éviter que la descente sur Pluton ne lui laisse même plus la peau sur les os. Elle n’est pas dénuée de vanité et refuse d’accepter la mort si jeune. Même si elle ne pourra éternellement échapper à son destin, elle luttera jusqu’au bout pour éviter de finir esclave d’un régime totalitaire qu’elle réprouve et tentera même de venir en aide à Jeronimus. C’est un peu le personnage touchant de la BD et c’est d’autant plus amusant de la voir dans ce rôle qui contraste vraiment avec ce qu’elle deviendra plus tard avec le temps.

L’ange de chair
Il m’est difficile de parler plus en détails de ces personnages sans tout révéler mais autant dire que lire ce prologue après la série apporte des explications et des éclaircissements bienvenus. Commencer par ce prologue qui rend plus accessible la série principale peut vous permettre de savoir plus rapidement si cette œuvre va vous plaire, mais au détriment de mystères et de surprises indissociables du plaisir de lecture des 4 tomes de la série d’origine. Je pense que commencer par le prologue enlèverait de la magie. A vous de voir.
A noter que ce prologue s’achève par la mort de Victor Tourterelle sur Terre observée par un psychopompe, et que cette mort est « teasée » par d’amusantes répliques qui laissent présager, lorsque l’on connait le motif du trépas de Victor, que sa mort est imminente. Une chose difficile à saisir si l’on n’a pas lu la série de base dans laquelle on apprend cette cause de trépas. Ce qui me conforte dans l’idée que, même si c’est un prologue, le fait que l’auteur l’a écrit après le reste fait qu’il l’a construit, consciemment ou non, de manière à ce qu’il ait plus de signification pour quelqu’un au fait de la continuité de la série.

Entrée en scène des prêcheurs du nouveau régime
Le trait d’Eric Liberge a encore évolué. Il est encore meilleur que sur les derniers tomes de la série. Les mains des squelettes qui étaient plus ou moins dessinées comme des mains humaines mais rachitiques dans la série sont ici fidèlement reproduites anatomiquement. Jamais les squelettes n’auront été dessinés avec un tel souci du détail. Je me demande si on ne pourrait pas compter les os des morts et y trouver pile poil le bon nombre. L’auteur n’a pas renié non plus son amour des architectures cyclopéennes qui se mêlent à des bâtiments tout en hauteur aux inspirations gothiques. Des lieux aussi terrifiants et intimidants que magnifiques à regarder. De nombreuses planches rappellent des fresques bibliques de la Renaissance ou des représentations des Enfers de Jérôme Bosch.
On pourra aussi remarquer les similitudes avec les planches surchargées de détails et de personnages de Philippe Druillet qu’Eric Liberge cite comme une de ses inspirations. Les 2 hommes semblent en effet apprécier la démesure, les fresques dantesques et autres architectures variées, toujours colossales.

Philippe Druillet, source d’inspiration d’Éric Liberge
La mise en couleurs est encore une fois discrète. Plus encore que dans la série d’origine puisque là nous restons dans des tons très pâles, parfois légèrement bleutés. Un exemple parfait de colorisation qui est là pour servir l’atmosphère particulière de cette œuvre.
On ne saisira pas forcément toutes les subtilités religieuses ou alchimiques introduites par Liberge (de son propre aveu, les références alchimiques sont un peu balancées au hasard, afin de donner du corps à cette nouvelle religion qui se forme), mais reprocher cela à l’œuvre serait comme reprocher au SANDMAN de Neil Gaiman de ne pas expliquer en détails les multiples références culturelles présentes au fil des pages. Au détour de dialogues complexes reste tout de même une histoire compréhensible sans avoir une culture poussée de la religion. Ce sont davantage des références intéressantes à découvrir, des détails qui poussent à aller faire quelques recherches pour voir d’où vient tel ou tel mot inconnu que j’ai pu voir écrits sur ces 400 pages d’une saga marquante qu’il me sera difficile d’oublier.
En bref, on n’est pas loin du chef d’œuvre tant cette saga est originale et magnifique visuellement.

Des planches aux allures de fresques bibliques de la Renaissance
Bon, c’est juste pour faire coucou, hein ; mais je trouve que, en effet, il y a une réelle (sinon nette) différence entre ces planches-ci et celles postées dans l’article sur Monsieur Mardi-Gras Descendres. C’est, effectivement, par endroits, un peu Druillet et, du coup, pour moi, ça respire un poil moins.
Mais bon, c’est quand même objectivement vraiment pas mal.