LIBERTÉ, LIBERTÉ CHÉRIE…
Chronique de la série : THORGAL
3 : LE CYCLE DE BREK-ZARITH
Date de publication : 1982, 1983 et 1984
Auteurs : Jean Van-Hamme (scénario), Grzegorz Rosinski (dessin).
Genre : Heroic fantasy, médiéval fantastique, aventures.
Éditeur : Le Lombard.
À l’origine, c’était dans le journal de Tintin…
Cet article portera sur les albums N°4, 5 et 6 de de la série THORGAL originelle.
Ces trois tomes constituent le deuxième cycle de la saga que l’on nommera postérieurement LE CYCLE DE BREK-ZARITH.
C’est le troisième article d’une suite explorant la série par cycles. Certains articles éclairent cependant aussi les albums autonomes, puisque chaque tome est un élément constitutif de l’ensemble de la destinée du héros qui, tel Superman, est venu des étoiles…
LA GALÈRE NOIRE, AU-DELÀ DES OMBRES et LA CHUTE DE BREK-ZARITH forment donc une histoire complète.
Avant d’être édité en albums, l’ensemble a été pré-publié initialement sous forme d’épisodes dans Le Journal de Tintin.
Le scénario est de Jean Van-Hamme, et les dessins sont l’œuvre de Grzegorz Rosinski.
Le bonheur, selon Thorgal…
Le pitch : Thorgal et sa femme Aaricia (qui porte leur enfant à naitre), ont enfin trouvé la paix et le bonheur dans un paisible village de paysans. Hélas, ce bonheur sera de courte durée car la jeune Shaniah, jalouse de l’amour que Thorgal porte à Aaricia, décide soudain de le trahir en le dénonçant aux sbires du Prince Véronar, fils de Shardar le puissant et terrible monarque de Brek-Zarith. Elle choisit ainsi de mentir, en prétendant que Thorgal est l’allié secret du Prince Galathorn, le véritable héritier du trône de Brek-Zarith jadis chassé de son royaume.
Séparés l’un de l’autre et soumis aux pires épreuves, Thorgal et son épouse vont alors vivre la tragédie que semble vouloir leur infliger leur cruelle destinée…
Jeux cruels sur la galère noire…
Cycle majeur de la saga, LE CYCLE DE BREK-ZARITH est également l’un des grands moments forts de la série. Comme il l’avait fait avec LE CYCLE DE LA REINE DES MERS GELÉES (les deux premiers albums) et avec LES TROIS VIEILLARDS DU PAYS D’ARAN (le tome 3), Jean Van-Hamme continue d’amander le terreau mythologique de la série en développant les constituants de sa toile de fond qui finiront par s’imposer sous la forme d’une poignée de thèmes récurents, qui reviendront régulièrement au fil des cycles.
Le thème du peuple rural paisible écrasé comme un insecte par une civilisation cruelle et décadente (dominée par un despote fou et charismatique) s’impose pour la première fois et nous le retrouverons plus tard comme que l’une des constantes de la saga. De la même manière, la séparation de la famille et la lutte pour la reconstituer reviendra en boucle au fil des cycles, le tout symbolisé par le passage obligé du héros par tout un tas d’épreuves et autres plongées dans les mondes cachés, magiques et obscurs des temps anciens.
Autant de thèmes traités comme des métaphores et qui finissent par converger vers une seule et unique constante : La destinée. Le héros de la série est ainsi voué à souffrir et son existence sera jalonnée d’épreuves toutes plus douloureuses les unes que les autres, pour un parcours quasi-christique et une réflexion sur le destin…
Mais quel est cet étrange royaume ?
Pour ce nouveau cycle, Van-Hamme n’hésite donc pas à soumettre son héros à mille tourments et lui impose le passage “au-delà des ombres”, c’est-à-dire au royaume de la mort elle-même ! Un rituel dont il ne reviendra pas indemne, et dont la parabole expérimente les données héroïques du personnage. En effet, en créant ces divers passages dans les mondes mythologiques (dont certains, comme le Deuxième Monde et sa Gardienne des clés, sont spécialement imaginés pour la série), l’auteur déconstruit l’aura héroïque du personnage (proprement incapable de se mesurer à de telles forces surnaturelles) afin de la reconstruire de toute pièce grâce à de nouveaux éléments fédérateurs (abnégation, sens du sacrifice, honnêteté, pugnacité), et échapper ainsi aux clichés imposés par le modèle initial de l’Heroic Fantasy à la Conan le Barbare (le héros tout-puissant, force de la nature). Il en ressort une figure héroïque en partie christique, à la fois pétrie de toutes ses influences littéraires (équilibre impressionnant entre l’Histoire bien réelle, la bible, les mythes scandinaves, les diverses mythologies occidentales, la science-fiction et la fantasy), et finalement débarrassée de leurs oripeaux…
Au-delà des Ombres : De bien belles planches pour un des plus beaux albums de la série
D’un point de vue formel, les trois albums sont d’une qualité inégale, bien qu’ils forment au final un tout unique particulièrement brillant.
– LA GALÈRE NOIRE est encore un peu archaïque et, bien qu’il soit très bon, voire excellent sur bien des points, il souffre d’un rythme précipité (l’album se lit en moins de 20 minutes !!!) et de plusieurs ellipses narratives comme autant de raccourcis malhabiles que nous ne retrouverons plus par la suite.
– Les choses changent véritablement avec AU-DELÀ DES OMBRES, l’un des tous meilleurs albums de la série. Sombre, poignant, magistralement orchestré de la première à la dernière vignette sur le terrain de l’art séquentiel, il propulse le lecteur dans une autre dimension où le souffle épique de la série côtoie des sensations inédites, tour à tour glauques et malsaines ou au contraire purement lyriques, lors de quelques très belles envolées d’une poésie noire (on songe par exemple au destin tragique de la jolie Shaniah). C’est la même chose au niveau du dessin, car à partir de là le trait de Rosinski se pare d’une virtuosité de tous les instants et dévoile un style immédiatement reconnaissable, fait de contrastes saisissants entre les ombres et la lumière, où la minutie n’empêche jamais les formes d’être comme “jetées” sur le papier, avec une étonnante force vive pour des images fixes (dont certaines mélangent noir et blanc et couleur !).
– LA CHUTE DE BREK-ZARITH enfonce le clou en commençant de manière abrupte par nous montrer directement ce qui, jusqu’ici, était resté hors-champ : Soit le terrible royaume de Brek-Zarith et son non-moins terrifiant monarque ! Ce dénouement majestueux porte très haut la cruauté des civilisations selon le monde de Thorgal, où le pouvoir est malsain et où la mort se glisse dans les moindres recoins. L’alchimie miraculeuse qui existe entre Rosinski et Van-Hamme fait encore des merveilles et le second nous gratifie d’un récit à la puissance évocatrice sans commune mesure, bourré de surprises et de rebondissements inattendus, puisant dans son esprit des trésors d’inspiration inouïe. Une véritable apothéose digne de donner le vertige aux plus ambitieuses créations cinématographiques…
Brek-Zarith et son roi fou !
LA CHUTE DE BREK-ZARITH insiste encore sur le terrain de la parabole en imposant une réflexion acerbe quant à la notion de “Civilisation”. Car la série THORGAL offre une vision désespérée de cette dernière notion, par laquelle l’idée même de “Liberté” semble absolument impensable, tout simplement.
C’est une constante dans les œuvres de Jean Van-Hamme : L’homme est un loup pour l’homme et le pouvoir attise les pires malveillances. Ce postulat n’a rien d’original, certes, mais son corolaire sur le thème de la civilisation dont la simple existence puisse aliéner toute velléité de liberté pure et simple est plutôt pessimiste et impertinent. Et complètement édifiant. Et le final du CYCLE DE BREK-ZARITH ne laisse planer aucune ambiguïté sur la question puisque, lorsqu’Aaricia demande à Thorgal quel est l’endroit où ils pourront aller afin de pouvoir vivre heureux, il lui répond tout simplement : “Loin des hommes”…
Thorgal chez Edgar Alan Poe ? A droite : LE MASQUE DE LA MORT ROUGE version ciné, par Roger Corman.
À plusieurs reprises, on pourra prendre les auteurs en flagrant-délit de citations littéraires. Par exemple, lorsque le monarque de Brek-Zarith donne une somptueuse fête décadente en son château tandis que les festivités signent l’arrêt de mort de toutes les convives, on pense fortement à Edgar Alan Poe et son MASQUE DE LA MORT ROUGE. Une référence tout à fait cohérente puisque le sujet est le même : La chute d’une civilisation liée à la folie de son dirigeant et à la décadence de son peuple.
Bien évidemment, lorsque Shardar le Puissant met en déroute la flotte viking grâce à ses miroirs réfléchissant le soleil, Van-Hamme cite ouvertement Anthemius de Tralles et la légende d’Archimède utilisant les miroirs ardents à la Bataille de Syracuse en 213 avant JC ! Au cinéma, on retrouvera le même procédé pour une autre légende : Celle de Salomon dans le film SALOMON ET LA REINE DE SABA réalisé par King Vidor en 1959 !
Des références littéraires mais également cinématographiques, puisque ces images renvoient le lecteur à des scènes marquantes de l’histoire du cinéma.
À gauche Shardar le puissant, à droite le Roi Salomon. Ils se prennent tous pour Archimède !
Avec ce second cycle et cette troisième grande aventure, Jean Van-Hamme et Grzegorz Rosinski nous offrent une somptueuse saga et parviennent à sortir des sentiers battus en apportant diverses couches de sous-texte à la toile de fond de la série et en développant un univers visuel particulièrement viscéral.
Une superbe parabole sur les civilisations et l’aliénation de la liberté, transcendée par une réflexion profonde sur la notion de “Destin”, aussi bien en ce qui concerne l’homme dans son unicité (un destin pour chacun d’entre nous) que dans sa globalité (une destinée pour l’humanité toute entière). À l’arrivée, cette réflexion échoue inévitablement sur une question existentielle essentielle : Et si la plus grande valeur de l’homme, à savoir la Liberté, était également le plus difficile à acquérir et à préserver ?
Un grand classique du monde de la bande-dessinée pour adultes, magistralement effectué, profond, authentique, baroque, lyrique, troublant et magnifique…
Ah ! Et c’est aussi ici que Thorgal rencontre Jolan, son fils !
See you soon !!!